à Montenero 30 Septembre 1805
J’ai récu ce matin Votre aimable lettre du 25 de ce mois, et je ne puis mieux Vous prouver, mon cher ami, le plaisir qu’elle m’a fait, qu’en prenant tout de suite la plume, pour vous en offrir l’expression. Je reprendrai point par point: D’abord je me réjouis pour mon ami Thorvaldsen qu’il est avec Vous et qu’il Vous parle de nous. En effet, notre genre de vie uniforme et varrié en même temps, merite qu’un coeur comme celui de notre Thorvaldsen, y trouve de la satisfaction, et j’ose dire, mon cher Zoega, que Vous aussi, Vous ne Vous trouveriés pas mal dans notre petit cercle. Thorvaldsen aura été trop modeste pour Vous parler des ouvrages, qu’il a modelés à Montenero. D’abord le baptême du Christ par St. Jean est un vray chef d’oeuvre sous tous les rapport. C’est un des plus beaux bas-reliefs que j’aye vus. Noblesse elegance, elevation, dignite, gout. Tout se trouve réuni dans ces deux belles figures, et l’expression de leurs physionomies est vrayment admirable. Le second bas-relief, qu’il a executé, est le Titan Promethée, qui forme le premier homme, auquel Minerve donne l’ame et la pensée. Ce petit homme est surtout digne d’admiration. Il s’anime, il se vivifie, quand la sage Minerve lui inspire le sentiment. On voit, pour ainsi dire le soufle de la vie morale qui s’introduit; l‘argile se reveille, et la Divinité contemple avec volupté son ouvrage; tandis que Promethée n’est pas faché de voir accomplir le sien par les mains de Minerve. La figure de cette derniere qui place sur sa tete le papillon, est si noble, et Promethée assis sur un rocher, ayant a coté de lui la flamme celeste, qu’il a derobé, regarde avec complaisance sa nouvelle production tenant dans sa main le bullino du sculpteur. Tout dans ce beau morceau vous rapelle la verité et la Fable.
Je Vous admire mon bon ami d’avoir ainsi dejoué la fortune qui n’a pas voulu Vous accorder une Villegiatura en croyant etre a la Campagne, Vous y etes; car on est ce qu’on croit etre. Ce qui le prouve, c’est que l’homme qui se croit heureux, l’est en effet. Un Cachot, un desert, un pré émaillé de fleurs peut tour a tour etre le siege du bonheur. Nous ne vivons pour ainsi dire que dans, et par l’imagination. La realité nous echappe avec une telle rapidité, qu’on diroit presque qu’elle n’est pas. Mais ce qui dans le travail de Votre imagination est la chose qui contribue le plus reellement a Votre bien etre c’est que vous avés suspendus pendant quelques temps toutes Vos occupations, et que vous vous abandonnés aux charmes d’une societé douce au milieu d’un cercle d’amis. Ces loisirs que Vous Vous donnés, vont donner un nouvel élan a Votre génie. Un peintre, un sculpteur, un poete, et sans doute aussi un antiquaire doit quitter pour quelque temps son ouvrage. Il verra ce qu’il n’a pas vu; il sentira ce qu’il n’a pas senti, et ce repos tournera au profit de son genie. Si l’homme est fait pour le travail, il est egalement fait pour le repos. Les facultés s’usent moralement et physiquement, lorsqu’on ne sait pas se donner des intervalles si nécessaires a l’etre.
Le vaisseau de M. Frisch est heureusement arrivé il y a quelque jours.. J’ignore si et quand il partira de Livourne quelle est sa destination et: mais je le scaurai vendredi; et Vous le scaurés aussi. Je vois mon cher ami que Vous, comme le bon Humboldt etes l’un et l’autre revenus en faveur du climat de Rome; et puisque Vous etes apellés a y vivre, Vous faites bien de soutenir une
These où pour mieux dire un paradoxe qui ajoute aux charmes de Votre sejour dans l’ancienne Capitale du monde mais là même pour la villagiatura idéale, il faut invoquer les secours de l’imagination. La plage qui baignait Vos epaules, celles de Vos enfants et de l’ami Humboldt n’auroit pas je l’avoue fait mes delices. Je concois qu’une legere plage d’été qui rafraichit la nature, peut être bienfaisante pour les hommes aussi; mais si deja Vous avés a Rome la saison rude pluvieuse et désagréable que nous avons ici, il faut avoir une philosophie toute a part pour en etre enchanté. Quant-a nous, nous éprouvons depuis avanthier un grand malaise precisement parceque les aquilons, et les averses se dechainent contre nous. Notre charmant Montenero va perdre ses attraits, et nous quitterons les plaisirs champetres avant qu’ils nous quittent. Nous songeons a faire nos paquets pour Pise, en attendant que nous pourrons faire ceux pour Rome. J’ai deja fait une excursion sur les bords de l’Arno et je vais en faire une apres demain comme un Marechal des logis, va preparer des quartiers a un Regiment en marche. Quand on vit en menage les deplacements ne se font pas facilement, et quoique nous ayons gardés la maison que nous avions a Pise, cependant il s’agit de transplanter une partie de notre mobilier, et cela ne se fait pas facilement dans un pays où les charettes semblent etre construites exprès pour la destruction de tout ce que l’on doit transporter.
Je suis charmé d’aprendre qu’on s’occupe en effet du Colossée ; qu’on en deblaye une partie, et sustint qu’on en aye chargé un architecte qui serable le faire avec une espece d’enthousiasme. Nous pouvons nous promettre de cette entreprise des resultats forts heureux, et dont Vous mon ami, Vous scaurés tirrer tout le parti possible. Avec quelle volupté, nous considererons ensemble la base de cet edifice remarquable, si on juge a presens après tant de siecles de le découvrir aux regards des curieux. Je ne vois pas l’entreprise difficile, mais il faut qu’un homme de gout preside aux travaux.
Je Vous suis gré du bien que Vous me dites de cet excellent Stanley que j’aime de tout mon coeur. Dans le peu que j’ai vu de ses ouvrages, je l’ai jugé comme Vous mon très cher ami, et j’ai cru demeler un véritable génie a travers de cette malheureuse écorce physique qui [coxxxe?] son ame geniale. Je lui ai vu faire a Naples avec des doigts crochus, ce que des personnes de son métier jouissant de toutes leur facultés, n’auroient pas faites. En cela il est infatiguable et son assiduité surpasse toute idée. Je desirerai seulement qu’il évitat autant que possible tout ce qui est etranger a l’architecture; car quand ce bon Stanley veut faire des arbres ou quelque chose qui entre dans le metier du paysagiste, il est perdu. Je ferai tout ce qui depend de moi pour lui faire obtenir une prolongation, et il m’en offre a present les moyens parce qu’il m’envoit de ses ouvrages pour l’accademie. Il est juste d’encourager un talent comme le sien, et nous avons en verité besoin a Copenhague de bons architecte, puisque tous les batiments qu’on a elevé depuis l’incendie, et qui auroient pu embellir notre Capitale, sont l’antipode du bon gout. En arrivant de ma patrie dans le Nord de l’Italie, voyant a Padoue a Vicenza et a Venise les Chef d’œuvre de Palladio, j’ai rougis pour la nouvelle Copenhague. Nous avons apresent là un Professeur Hansen qui doit avoir un fort grand talent. Puisse t’il travailler a reveiller chés mes Compatriotes le gout du bon et du beau en architecture. J’ai toujours cru que les beaux arts influencent sur le moral d’une nation, et la notre se distingue sous tant de rapport, qu’il seroit triste de la voir arrierée en fait du bon gout, inseparable de la vraye culture.
J’attends des nouvelles de mon neveu qui ne m’en donne pas, et je crains que les bruits de guerre, et les immenses préparatifs qui se font de tout coté, rallentiront sa course, et je ne puis aller a Rome sans y etre en quelque sorte autorisé par les conseils de ma raison.
Adieu mon cher ami ! Je fais des vœux pour le rétablissement de Madame Votre Epouse. Jaqueline veut que Vous pensiés quelque fois a elle, parcequ’elle pense souvent a vous.
de tout mon coeur. H. Schubart