This is a re-publication of an article in the journal Meddelelser fra Thorvaldsens Museum (Communications from the Thorvaldsens Museum) 1962, p. 37-44.
For a presentation of the article in its original appearance, please see this facsimile scan.
On peut voir l’art de Thorvaldsen de diverses façons. A son début, c’est-à-dire avec «Jason » en 1803, on vit dans son art une image romantique idéale, une tentative de créer « un nouveau grand style », comme disait Canova, de recréer un siècle d’or classique. Probablement ses contemporains trouvaient surtout plaisir aux symboles poétiques que contient son art d’une maniére purement littéraire, et à la représentation des sentiments humains qu’il comporte ou qui est l’idée de ses oeuvres. On l’appréciait alors comme l’interprète inspiré des scènes classiques grecques.
Aujourd’hui, où nous avons appris à déchiffrer l’art abstrait comme de la musique visuelle, on pourrait, peutétre, s’imaginer de voir en l’art de Thorvaldsen un art visuel, une révélation artistique sans commentaires et sans associations d’aucune sorte. On pourrait se figurer de ne chercher que le talent artistique de Thorvaldsen.
Les paroles de Julius LangeI, que Thorvaldsen «préférait la plastique abstraite » et qu’il «n’adoptait que la synthèse » sont déjà assez justes. Car c’est à l’ensemble de la composition que Thorvaldsen attache de l’importance – à l’harmonie complète en elle-même. Mais, s’il faut parler de ses dons artistiques personnels, je crois qu’il serait plus juste de dire que le nerf le plus intime de son talent et de son sentiment des choses, c’est son sens du rythme, son sens du rythme glissant, du rythme continu qui revient sur lui-même et engendre une harmonie.
C’est ce sens des rythmes glissants qui fait que les oeuvres de Thorvaldsen donnent l’illusion d’une douce musique visuelle – illusion qui saisissait ses contemporains d’un enchantement romantique. Or, en faisant une étude plus approfondie de ses æuvres, on verra aussi, qu’elles se basent sur un système artistique, sur des règles méthodiques et qu’elles tirent ses forces de l’application logique de telles règles.
Thorvaldsen fut consacré – d’une façon surprénante et inattendue – avec «Jason» en 1803, mais son talent se révéla tout entier, déjà en 1801, dans le groupe: «Achille et Penthésilie» (voir p. 11).
Dans cette æuvre on voit pour la première fois le rythme personnel de Thorvaldsen se manifester avec la simplicité naturelle qui est caractéristique pour son art. Là, Thorvaldsen s’est affranchi de toutes choses secondaires – là, il n’est que Thorvaldsen. Le rythme s’élève de la plinthe monte par le corps d’Achille, s’enroule par ses mouvements, descend sur lui-même et retourne à la plinthe. On le suit du pied gauche d’Achille, autour de sa téte et de son bras levé, à la jeune femme d’ou il retombe brusquement. On peut le suivre partant du pied droit de l’homme à son épaule gauche, revenant par les bras et la téte de la femme, descendant dans son bras droit inerte. On peut faire et refaire le tour du groupe, captivé par ces mouvements rythmiques qui se dessinent dans la conscience comme des grandes courbes encerclant les deux figures. C’est une musique visuelle émouvante, toujours enfermée dans la pesanteur statique qui est la première et la dernière loi de la plastique. C’est une musique visuelle, mais quand l’oeil glisse sur ces allures du rythme et les assimile, elles remplisent l’âme d’une profonde tristesse – le sentiment propre du sculpteur, son événement personnel, cet état d’âme d’ou naquit l’oeuvre d’art. Le rythme de Thorvaldsen est à la fois une musique visuelle et le porteur d’un message personnel.
C’est l’avantage de ce groupe de n’être qu’une esquisse. Les contours ne sont pas élaborés et égrisés indépendamment, ainsi qu’on le fait dans les oeuvres finies. Devant ce groupe on ne peut pas commettre la faute habituelle de parler des «lignes» de Thorvaldsen. Il est de toute évidence que le rythme de Thorvaldsen c’est un rythme de mouvement et non une création rythmique de ligne.
Voilà le point central du talent plastique de Thorvaldsen et de toute son oeuvre. Dans toutes ses statues c’est la même musique à différents motifs et à diverses variations.
L’un des exemples le plus exquis c’est «Ganymède» de 1804 (voir p. 13). Le mouvement jaillit du pied gauche sur lequel il s’appuie, monte en une courbe légèrement tournée en S par le corps jusqu’au bonnet phrygien qui l’arrondit si drôlement. La pointe enroulée du bonnet attire l‘oeil et le conduit vers le bas, au bras avec la coupe, puis en une grande courbe autour du bonnet et de la nuque – au bras droit et à la cruche, glissant doucement vers le repos dans le mouvement hésitant de la jambe droite.
Le groupe «1’Amour et Psyché», 1807 (voir p. 13), nous présente un autre exemple aussi rayonnant de jeunesse. Le mouvement monte jusqu’aux épaules degagées de deux personnes, s’enlace par les bras autour de leurs tétes, les pousse l’une vers l’autre et nous fait sentir l’intimité entre eux deux – une situation sans temoins, nous n’aurions pas dû être présents. Encore des révélations pour l’oeil, et en outre l’expression du sentiment d’une solidarité juvénile entre les deux êtres.
Cette maniére d’entrelacer les mouvements autour des tétes à l’aide des bras levés et des bras pliés de sorte qu’ils semblent une superstructure sur les mouvements ascendants fut d’ailleurs un motif que Thorvaldsen utilisait à plusieurs reprises.
Parmi ses statues «Mercure» de 1818 (voir p. 14) est l’exemple le plus riche de cette musique visuelle de Thorvaldsen. La statue a une façade officielle – vue de face, mais elle change beaucoup suivant Tangle sous lequel on la regarde. Elle peut se déployer en largeur – on voit qu’elle se compose de plans triangulaires imaginaires entre les points extremês des membres et le leurs flexions articulaires, et que le déploiement en largeur semble souligner l’activité de la figure. Si on change position, elle se referme comme une fleur, ne produise que des effets verticaux – elle a l’air d’être toute ouïe, la tension vigilante est accentuée dans la figure.
Le monument peu remarqué de «Copernic» (voir p. 15) fut esquissé au printemps 1821 et achevé avec rapidité au cours de l’été 1822 avec Tenerani comme assistant. Ce monument est, sans doute, l’oeuvre où Thorvaldsen a prouvé le plus clairement que pour lui la plastique est le mouvement à l’intérieur de la figure, un jeu entre les points d’appui intérieurs actifs. Copernic est composé comme un rythme tracé en 8. On peut, comme d’habitude, le suivre par differentes voies à travers le corps de la figure selon l’endroit, où on se trouve. Si on s’en tient à l’image reproduite ici, le mouvement monte du pied droit tendu à la hanche droite, glisse à la hanche gauche, et à l’épaule gauche – puis à travers l’inclination de la téte par le bras droit au compas et à la main qui tient le globe céleste – pour laisser la draperie qui voile le pied gauche arrondir le circuit.
Comment s’accorde ceci avec le but du monument? – à cette époque-là on ne s’intéressait done pas à l’art abstrait, en tout cas pas uniquement comme tel. La statue ne pouvait pas devenir un portrait de Copernic. On n’avait pas de portrait fidéle de lui et on n’en a pas – Thorvaldsen n’eut qu’une petite mauvaise gravure qui était une reproduction des reproductions de quelque chose qui était encore douteux. Ce que Thorvaldsen pouvait faire, c’était de créer avec des valeurs abstraites un hymne aux exploits spirituels qu’avait accomplis Copernic. Il le fit consciemment et cela lui plaisait. Voyez les paroles de Julius Lange que Thorvaldsen «préférait la plastique abstraite » et qu’il «n’adoptait que la synthése ». Ce monument fut une tâche qui ne comportait rien pouvant le distraire de sa conception plastique.
On a toujours trouvé que la partie la plus intéressante et la plus importante de l’oeuvre de Thorvaldsen, c’étaient ses reliefs. En tout cas, dans ce domaine il se sentait le plus libre. C’était pour lui chose naturelle de faire des reliefs. Là, il développa une systématique spéciale de la composition qui est la base et la condition de la vie qui anime ses reliefs, du mouvement ondulant qui leur donne l’empreinte particuliére, qui les caractérise comme oeuvres de Thorvaldsen.
Si on demande d’où Thorvaldsen tenait cette prédisposition pour une systématique, la réponse sera qu’il ne l’avait pas appris à Rome – mais l’avait apporté de son pays.
Il est bien évident que le relief «les apôtres Pierre et Jean guérisant un boiteux» (voir p. 17), qui lui valut la grande médaille d’or de l’Académie en 1793, fut composé sur une base théorique. L’index droit levé de saint Pierre, le bord vertical de ses vêtements et son gros orteil droit marquent l’axe directeur central de la composition (pas l’axe du relief selon les mesures – l’axe est déplacé un peu à droite). Puis le groupement des figures est réparti d’aprés une pyramide ayant le sommet au doigt de saint Pierre. Les côtés vont, à gauche, au pied droit du boiteux et, à droite, derriére la nuque et l’épaule de saint Pierre, visant à peu pres le coin bas du relief. Mais une autre figure systématique, tout à fait semblable, se dessine, mais inversement, ayant le sommet en bas à l’orteil droit de saint Pierre. Le tout est dirigé par un systéme préconçu.
Il n’y a aucun doute que Thorvaldsen tient de AbildgaardII son procédé de travail méthodique – et aussi son utilisation adroite des attributs (boucliers, lances, lyres etc.) dans la composition. On peut constater des axes directeurs correspondants à ceux qu’employait Thorvaldsen dans les compositions de Abildgaard. Si on considére en particulier le premier relief que Thorvaldsen fit à Rome: «Briséis enlevée à Achille par les herauts d’Agamemnon» 1803 (voir p. 18), on y trouvera une preuve directe de la provenance du style. Cette rangée de figures verticales a une forte ressemblance avec le tableau d’admission à l’Académie de Abildgaard, les femmes rachetant Svend Tveskäg, 1778 – et la grande et mince Briséis à longs membres et à la petite téte porte presque la signature de Abildgaard.
Il y a entre Abildgaard et Thorvaldsen cette différence que Thorvaldsen s’appuyait sur la base théorique avec plus de suite, de sorte qu’il en résulta une certaine systématique, et qu’il l’employait comme l’expression essentielle du rythme qu’il désirait donner à ses reliefs. Il est curieux que la systématique se présente clairement des le premier relief qu’il exécuta à Rome, le relief de Briséis de 1803. Là on trouve pleinement dévéloppés le deux moyens principaux avec lesquels il opérait, c’est-à-dire les angles en V et le mouvement double dans les figures.
En général on peut dire que, dans un grand nombre des reliefs de Thorvaldsen, les figures et les intervalles entre elles decrivent une série d’angles en V – ce sont les intervalles entre les figures qui forment les angles. Ils se manifestent comme un rythme de mouvement, dont les points fixes – pas toujours, mais en général – sont le sommet de la téte de la figure et le pied de la jambe sur laquelle elle s’appuie.
Les angles ne touchent pas exactement les points directeurs et les axes, quand ils sont tracés à la régle. C’est bien naturel parce qu’il ne s’agit pas des constructions géométriques, mais d’un principe de composition traité librement, et c’est le mouvement rythmique à travers la surface du relief qui a été décisif pour Thorvaldsen. Le mouvement doit se dérouler librement, il ne cherche pas à le forcer outre mesure dans une composition théorique; là ou le mouvement requiert quelqu’appui, il est prêt à venir en aide par la répétition ou le soulignement d’un effet de ligne, par ex. en introduisant un long bâton de voyageur ou une lance, ce en quoi il était maître; il le faisait d’une manière paradoxale et pourtant tout à fait simple.
Le mouvement des angles – ainsi qu’ils s’ouvrent et se ferment dans failure progressive, se placent irrégulièrement l’un aprés l’autre ou sont étalés en équilibre symétrique – crée le mouvement ondoyant de va-et-vient qui est le signe caractéristique des reliefs de Thorvaldsen.
Si on s’occupe du relief de Briséis de 1803 (voir p. 18), on verra comment les angles peuvent indiquer l’action par leur irrégularité. L’angle oblique à l’extrême gauche fait jaillir avec son côté oblique les émotions d’Achille, arréte brusquement le mouvement avec l’autre côté vertical à travers la figure de Patrocle, puis les angles suivants font glisser encore le mouvement scénique. Briséis est placée dans une amplitude angulaire neutre de sorte que le mouvement est conduit au dehors de sa personne, ne se trouvant que chez les hommes, et que leur activité nous fait justement sentir la brutalité de leur acte.
D’une maniére aussi mure et consciente Thorvaldsen emploie dans ce relief l’autre de ses procédés: le mouvement double dans la même figure afin d’accentuer la vie ondoyante de la surface du relief, la tension continue entre le va-et-vient. Patrocle se balance vers la gauche sur la jambe d’appui vers l’équilibre de sa position, mais il tourne la tête et tend le bras à droite. Briséis va à droite, mais retourne la tête et le buste, et les deux heraults font de même. Ceci produit une expression étrangement vivante de l’oeuvre.
Si l’on veut savoir à quel point le travail de Thorvaldsen était méthodique, il faut voir avec quelle énergie qu’il a utilisé les mouvements doubles dans les 3 figures du relief «Les fléches de l’Amour sont forgées dans la forge de Vulcain », 1810 (voir p. 19). Ce relief est construit sur deux angles symétriques – il représente done une idylle de famille, les âmes sont calmes. Mars tire vers la droite dans son équilibre, tourne la tête et tend la main à gauche vers l’Amour. Cette position de repos plastique conventionnelle n’a pas satisfait Thorvaldsen; car, probablement en 1814, il a enlevé la figure de Mars et l’a remplacé par une autre qui accentuait le mouvement double d’une façon plus strictement logique.
Il faut toujours soutenir que les constructions auxiliaires qu’on trouve derrière les scenes de Thorvaldsen ne signifiait pas pour lui un dogme inévitable qu’il fallait suivre, mais des moyens dont il se servait dans la mesure qu’il estimait nécessaire. On le voit, entre autre, dans le relief le plus important, le plus «classique» «Priam implore Achille demandant le corps d’Hector», 1815 (voir p. 21), où tout est raconté, en effet, avec une évidence rythmique claire et simple. Là, comme dans le relief «Homére chantant devant le peuple», 1837 (voir p. 21), on trouve bien un angle directeur à la place principale, mais si on trace les lignes de mouvement, il se trouvera que Thorvaldsen opére surtout avec une série de répétitions: les lignes obliques qui marquent l’allure progressive rythmique du mouvement en un sens, rencontrant d’autres lignes obliques allant dans le sens inverse de sorte que Faction se déroule sur le rythme modéré qui est sa caractéristique personnelle.
Thorvaldsen aime indiquer discrètement l’axe directeur de la composition – pas toujours identique au point central de la surface du relief selon les mesures – il est en général poussé un petit peu vers le côté. Mais dans ces deux reliefs Thorvaldsen a discrétement fait une division plus architecturale de la surface du relief. Dans le relief de Priam une division en trois parties, l’une passant par le candelabre de la lampe romaine qui se dessine si admirablement à l’arriére plan excluant une perspective quelconque, l’autre à travers la figure d’Achille, formant un compartiment central plus étroit et des compartiments latéraux plus larges. Le relief d’Homère est deux fois plus large que haut. Là se dénote une division en quatre sections, pas tout à fait égales mais presque, assez pour assurer un rythme doux de la scène surchargée, et pour que le spectacle s’en dégage nettement à l’oeil.
Plus tard, à l’âge avancé de Thorvaldsen, plus précisement dans les années 1830, quand il faisait, pour ainsi dire, les compositions de relief au pied levé, l’emploi des formules d’appui fut plus accentué.
L’orientation d’aprés deux angles symétriques tracés des deux côtés d’un point central, prend forme d’un schéma de composition dans les reliefs «Ulysse recevant les armes d’Achille qui lui sont attribuées par Minerve tandis qu’Ajax s’éloigne désespéré», 1831 (voir p. 23), «Hector, dans la chambre d’Hélène, reproche à Paris sa lâcheté», 1837 (voir p. 23), et «Adieux d’Hector à Andromaque», 1837 (voir p. 22), ce dernier étant parmi les plus importants des reliefs de Thorvaldsen. Ils sont nettement divisés par deux angles en V avec des amplitudes neutres et atones entre les trois groupes que forment les figures. Spontanément le schéma se révèle plus clairement à l’æil. Il est plus difficile de le faire ressortir sur papier, des qu’on cherche de le construire en lignes effectives.
C’est une sensation artistique sensible et facile qui regne dans les reliefs de Thorvaldsen, non une netteté géométrique, ce qui se montre, entre autre, par le fait que l’axe directeur central du relief (et de la surface du relief) est souvent repoussé dans le rectangle du relief. Il n’est que rarement question d’une conséquence abstraite dans le sens moderne, et si on trace les lignes de mouvement des compositions, on verra souvent qu’elles sont beaucoup plus compliquées et au point de vue rythmique beaucoup plus riches que le schéma principal. Cela ressortira des illustrations ci-jointes.
Le mouvement double dans la figure particuliére se manifeste dans la plupart des reliefs de Thorvaldsen, soit sous forme du contraste entre l’équilibre de l’attitude et Taction de la figure, soit comme mouvement chiasmique, c’est-à-dire des mouvements giratoires opposés les uns aux autres dans la même figure. Mais il faut relever un exemple particulier – la statue du Christ, 1821 (voir p. 25).
D’où vient l’attraction singulière de cette statue? Qu’est-ce qui fait qu’elle conserve toujours sa puissance et qu’elle continue d’attirer les gens? Nous trouvons pourtant que la formation du visage du Christ est assez banale, et avec ses bras rudes elle n’appartient pas non plus aux exemples les plus exquis de l’art du modeleur qu’était Thorvaldsen. Nous n’ignorons pas que ces deux parties viennent plutôt de Tenerani qui fut l’aide de Thorvaldsen à cet ouvrage, at en qui il avait alors grande confiance. Le motif de la position, la figure debout aux bras ouverts n’est pas rare non plus. Bien des sculpteurs l’ont employé qu’ils fussent contemporains de Thorvaldsen ou plus récents que lui.
La popularité de la statue vient sans doute de son équilibre double paradoxal. Le Christ ouvre ses bras vers les hommes – mais en même temps il recule d’un pas! De là la puissance d’attraction de la statue. Rien que cette idée de pure composition a suffit pour confirmer la valeur et l’importance de la statue. Une idée géniale, peut-être, la plus géniale de l’æuvre de Thorvaldsen.
La sculpture ne s’occupe que des matériaux lourds – elle doit nécessairement traiter la pesanteur. Dès le début se fit sentir le besoin de vouloir insuffler la vie et le mouvement dans la matiére, et de bonne heure la pensée est venue d’aller à l’autre extrêmité, de représenter tout bonnement l’état planant. 11 y a des exemples illustres de l’antiquité des statues qui devaient produire l’illusion de planer à l’air libre. Thorvaldsen n’en a jamais fait de telles, mais il a traité le probleme dans ses reliefs et l’a résous de sa propre manière.
L’exemple le plus illustre c’est le relief «La Nuit» 1815 (voir p. 27), qui est aussi son oeuvre la plus populaire et la plus connue. Il abonde à souhait en symboles littéraires – la femme avec ses enfants, les jumeaux le sommeil et la mort, dans ses bras, avec les capsules du pavot somnifére aux cheveux; même le cercle d’idées derrière le motif a pu être ramené à la plus haute antiquitéIII.
Etait-ce les idées qui captivaient les gens? Non, c’était plutôt le fait que la figure plane, et la poésie douce qui en jaillit. Comment plane-t-elle? Pas avec les ailes, mais grâce au dessin en 0 que forme la draperie. C’est ainsi qu’elle vogue à travers la nuit.
Le hibou, l’oiseau de la nuit, est-il présent comme un symbole – pour donner l’illusion du silence nocturne par son vol silencieux? Oui, évidemment. Mais il a une fonction encore plus importante. Il produit une tension visuelle au sens tout à fait moderne, contrebalangant l’élan de la figure qu’il maintient à l’intérieure du relief – si on couvre le hibou, la figure s’élancera dans l’espace. Cette tension fait planer la figure à nos yeux – c’est ainsi que Thorvaldsen résout le problème.
Tout ceci se passe si modérément que le spectateur ne se perçoit pas de la maniére dont cela se passe. Quand les gens tiennent en main une reproduction plastique du relief rond, souvent ils ne savent pas comment l’orienter, bien qu’il doive être évident que Thorvaldsen a aussi donné au hibou la tàche de marquer exactement le sens horizontal.
Bien des années plus tard, Thorvaldsen résolut le probleme d’une autre maniére – à l’aide de tensions et de mouvement double – dans les deux reliefs faisant pendants «L’Amour et l’Hymen» et «l’Amour et Psyché» (tous deux 1840) (voir p. 28). L’Hymen, le génie du mariage, vole de côté, violemment poussé en avant par 1’Amour, tandis que la tête et les bras tournés en face, faisant un mouvement arrière, pour allumer les flambeaux nuptiaux, produisent le contrecoup, la tension qui donne l’impression de planement. Ceci se répète dans l’autre relief par le mouvement de chiasme de Psyché.
Parfois Thorvaldsen a aussi opéré avec une autre figure théorique dans sa composition – le triangle.
On le trouve comme base dans l’expression la plus charmante de cette musique visuelle, que nous appelons le rythme de Thorvaldsen, dans le relief «L’Amour réveillant Psyché qui dort» modelé en 1810 (voir p. 29). Le groupe est asymétriquement composé, malgré le fait que le milieu de la composition légèrement marqué coincide pour une fois avec le point central du relief. On voit comment les formes de la femme couchée déferlent vers l’Amour en courbes concaves qui deviennent convexes de l’autre côté du milieu, du côté de l’Amour, comme des ondes qui se suivent, coup sur coup. Si on trace le schéma de la composition, on verra que le mouvement rythmé des ondes s’y trouve dès l’abord dans deux triangles qui se couvrent l’un l’autre.
L’exemple se répéte dans le groupe statuaire «Ganyméde avec l’aigle de Jupiter», 1917 (voir p. 31). Le groupe est composé en pyramide – ou presque, sur un triangle légèrement oblique. L’aigle a son propre triangle taillé dans le premier, et son mouvement vers le gargon devient si violent que Thorvaldsen doit contrebalancer l’aigle par des lignes de mouvement parallèles à travers le tibia droit et l’axe central de la cruche à vin, l’une derrière l’autre. Un jeu tres expressif se trouve dans ce schéma de la composition; car la disposition même donne le tempérament ardent de l’aigle et la douce nature souriante du garçon.
Thorvaldsen a appliqué ce motif de triangle théorique avec une variation pleine de vie dans la série «Les Ages de la Vie et les Saisons» modelés en 1836, c’est-à-dire à l’époque, où la méthodologie systhématique se manifestait le plus régulièrement chez lui (voir p. 32-33).
Le premier des quatre reliefs «L’enfance, le printemps » est pourtant composé selon le même schéma que l’oeuvre de la médaille d’or de 1793 (voir p. 17), c’est-a-dire les deux grands triangles, l’un en pyramide le sommet dirigé vers le haut, l’autre le sommet vers le bas – la même chose que nous avons vu d’ailleurs dans «Ulysse recevant les armes d’Achille» (voir p. 23), sans l’avoir mentionné. «L’enfance, le printemps» n’est pas une oeuvre tres intéressante, mais remarquez avec quelle légèreté il se maintient sur le mur. Les contrastes semblent éliminés, il paraît dépourvu de poids, bien que les figures posent les pieds sur un plan horizontal tres marqué. Ce fait à lui-seul suggére une émotion.
Le relief suivant «La jeunesse, l’été» est une composition en pyramide, mais en bas, un autre triangle sort de la pyramide avec la jeune fille agénouillée – sans symétrie, paradoxal, dangereux pour l’équilibre de la composition. A cause du mouvement double qui l’anime, la fille reste quand même à Fintérieur du cadre bien que le bras droit étendu soit dirigé vers le dehors. Elle rejette la tête, lève les yeux, et en suivant son regard on voit que la courbe de sa tête se répète dans le mouve¬ment de la téte du jeune homme debout. Seul un grand maitre de la composition peut faire des choses pareilles.
«L’âge mûr, l’automne» et «La viellesse, l’hiver» sont encore des compositions asymétriques, toutes les deux construites sur deux triangles de grandeur inégale qui se coupent en bas; dans l’un des reliefs le petit triangle est placé à droite, dans l’autre à gauche. Le plus réussi, c’est «La vieillesse, l’hiver» grâce aux courbes et aux mouvements des membres qui s’enchainent en un rythme fuyant entrainant le circuit du cercle dans la composition. C’est un repos pour les yeux de regarder les compositions de Thorvaldsen, parce qu’elles font glisser l’oeil d’un point à l’autre sans que jamais il s’égare.
Si on a la facilité de Thorvaldsen et une capacité de travail aussi féconde que lui, on deviendra virtuose. Ce qui, de nos jours, est quelque chose de vilain. Or, il existe une virtuosité innocente. Elle devient un feu d’artifice éblouissant dans les reliefs «Psyché conduite au ciel par Mercure» (voir p. 35), dont on ignore la date, mais qui peut être ramené au commencement des années trente, et «Persée enlevant Androméde sur Pégase» modelé à Nysö, 1839 (voir p. 35).
Ces compositions – hardies sans égal – sont évidemment engendrées de l’humour d’un esprit supérieur qui a réglé les comptes de sa vie et trouvé le point d’équilibre, où le pour et le contre sont ramenés au même poids. Le relief de Persée représente quand même la fin d’une histoire très penible. Le jeune homme a sauvé Androméde du monstre dégoutant aux dents de crocodile, dont elle était la proie. Maintenant elle se plaît survolant la mer et la terre au milieu d’un enchevêtrement de bras et de jambes et d’ailes – enchevêtrement qui ne trouble pourtant pas l’æil, parce que toute la scène est guidée par des axes directeurs, et que les membres des hommes et les jambes du cheval s’accordent dans une course rythmée autour du cercle.
Le don heureux de Thorvaldsen est au fond que le sens artistique était dans sa nature – à la fois instinct et intelligence.
Last updated 04.09.2019
[Note 1 in the article with the following content:] Julius Lange, historien d’art danois (1838-1896).
[Note 2 in the article with the following content:] Nicolai Abraham Abildgaard, peintre danois (1743-1809). Professeur de Thorvaldsen à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Copenhague.
[Note 3 in the article with the following content:] Chr. Blinkenberg: Sövn og Död, det antikke Motiv i Thorvaldsens Relief Natten (le sommeil et la mort, le motif antique du relief «La nuit» de Thorvaldsen), publié dans Kunstmuseets Aarsskrift, 1917 (L’Annuaire de la Galerie Royale des Beaux-Arts, Copenhague).