La statue équestre de Joseph Poniatowski

Józef Poniatowski

Le prince Joseph Poniatowski1I (1763-1813) était celui sur qui tous les patriotes polonais fondaient leur espérance brûlante d’un rétablissement du royaume déchiré par le troisième partage de la Pologne en 1795. Fils du frère cadet du dernier roi de Pologne il était tout naturellement prédéstiné à la couronne, et ce qui importait davantage, il jouissait de la confiance et de l’amour du peuple polonais, parce qu’il s’était joint, pendant l’insurrection nationale 1794, au héros national Tadeusz Kosciuszko. Après que la révolte fut vaincue de la manière la plus sanglante, Poniatowski passa 10 années dans une inactivité forcée. En 1806, lorsque les Français sous Napoléon entrèrent à Varsovie, Poniatowski vit comme tant d’autres Polonais une chance pour la Pologne de jeter le joug et se rallia à Napoléon. Cependant, le rêve de liberté des Polonais était encore loin de sa réalisation. Napoléon s’engageait avec plus de prudence en matières politiques que sur les champs de bataille. L’heure n’était pas encore venue pour la grande rupture avec la Russie. Les Polonais devaient provisoirement se contenter de l’établissement du duché de Varsovie après la paix de Tilsit 1807. Le mot dangereux «La Pologne» n’apparut pas dans la constitution, et le roi de Saxe, Frédéric Auguste fut revêtu du titre de premier duc de Varsovie.

Poniatowski devint ministre de la guerre dans ce nouveau duché, et au cours de quelque peu d’années il créa une excellente armée qui se distingua dans la guerre contre l’Autriche en 1809 et participa à la campagne de Russie en 1812. Napoléon avait donné aux Polonais, juste avant le début de la campagne, quelques vagues promesses, probablement pour stimuler l’endurance de l’armée. Poniatowski se rapprocha particulièrement de Napoléon grâce à sa fidélité dans toutes les vicissitudes. En Russie Napoléon lui confia même le commandement de l’aile droite de la grande armée, et la veille de la bataille de Leipzig, Napoléon nomma Poniatowski maréchal de France (le 15 octobre 1813).

Voyant que la bataille de Leipzig était perdue, Napoléon donna enfin l’ordre de retraite et chargea Poniatowski de couvrir l’arrière garde. Mortellement blessé, il lutta aussi longtemps que possible, puis éperonna son cheval et sauta dans l’Elster, où il périt (le 19 octobre 1813). Il avait si étroitement lié son sort et celui de la Pologne à l’étoile de Napoléon qu’il ne pouvait pas continuer, quand cette étoile commença à perdre son éclat. «Dieu m’a confié l’honneur des Polonais, ce n’est qu’en ses mains que je peux le rendre», tels furent ses dernières paroles.

On peut dire que la vie de Poniatowski eut son point culminant au moment de sa mort. 11 ne fut jamais, il est vrai, roi de Pologne, mais grâce à sa mort héroïque, il devint le symbole de l’idée de liberté de la Pologne. C’est pourquoi tous les Polonais pouvaient s’unir pour lui élever un monument après sa mort. L’initiative serait venue du prince Adam Czartoryski2 qui n’avait jamais cru lui-même en Napoléon, mais par contre, avait mis toute son espérance pour la libération de la Pologne en la personne du czar Alexandre 1er de Russie qui avait été son ami personnel.3 Or, cette espérance fut déçue par les résolutions du Congrès de Vienne et la politique russe en Pologne pendant les années suivantes. Les vieux frères d’armes de Poniatowski, son ami intime, le général Mokronowski en tête, s’adhérèrent avec enthousiasme à la pensée d’un monument élevé au brave dont les cendres furent ramenées dans sa patrie en 1814 et inhumées avec grandes cérémonies. Les nouvelles conditions politiques en Pologne appelaient cependant à procéder avec une certaine prudence au début. Avant qu’on osât entrepredre une souscription publique, il fallait obtenir l’autorisation du czar Alexandre d’ériger le monument, car d’après le règlement de la situation de la Pologne, adopté par le Congrès de Vienne, le czar avait pris le titre de roi de Pologne, c’est-à-dire, de la partie de la Pologne qui était soumise à la souveraineté russe. La Prusse et l’Autriche conservaient toujours leurs parcelles de la Pologne. Et Cracovie était ville libre.

La nièce de Joseph Poniatowski, la comtesse Anna Potocka, né Tyszkiewicz, qui avait été elle-même une ardente adhérente de Napoléon, mais qui semble avoir donné dans ses mémoires une appréciation aussi objective de l’empereur de France que du czar de Russie, se chargea de demander l’autorisation requise. En son temps, la comtesse Potocka avait été l’hôtesse d’Alexandre, lorsqu’il se précipitait à la bataille d’Austerlitz. Elle souligne l’absence de méfiance du czar (un trait qu’elle trouva par contre prédominant chez Napoléon) et son respect des sentiments d’autrui. La comtesse Potocka profita du séjour d’Alexandre à Varsovie en 1815 pour s’adresser à lui. Elle écrit à ce sujet dans ses mémoires:4

«Un jour il (Alexandre) vint me voir, et je profitai de l’occasion qui m’etait fournie pour demander à l’Empereur son assentiment au sujet de l’intention qu’on avait d’ériger, sur une des places de la ville, la statue équestre du prince Poniatowski. En ma qualité d’héritière et de proche parente du héros, j’avais le droit de hasarder cette demande. Alexandre daigna me donner l’autorisation que je sollicitais et parla en termes émus des nobles qualités et de la mort héroique de celui auquel on voulait rendre un hommage si mérité.
Dès le lendemain, je reçus une lettre officielle de l’Empereur qui confirmait sa promesse. Il autorisait une souscription publique dont l’armée prit l’initiative, en offrant trois jours de solde. Ce document impérial a été déposé dans les archives de Wilanôw, où il est précieusement conservé.5

Cette promesse mérite d’être notée, si l’on étudie à fond l’histoire du monument. Alors fut constitué un comité comprenant le prince Adam Czartoryski, le général Stanislaw Mokronowski et Alexandre Linowski qui était l’exécuteur téstamentaire du prince et l’administrateur de ses biens. Le Comité s’adressa au public par un appel à la souscription datant du 9 mars 1816. La collecte eut aussitôt un grand succès, encore soutenu par le culte national et romantique de la personne de Poniatowski dans l’art, la littérature et la musique.

Dans le courant de 1817 le Comité avait progressé au point de pouvoir se mettre à la recherche d’un artiste, digne de résoudre cette grande tâche. Après que diverses possibilités furent examinées, le choix tomba sur Thorvaldsen. Grâce à une énorme correspondance conservée aux archives du Musée Thorvaldsen et complétée par les actes qui se trouvent en mains polonaises, nous sommes à même de suivre l’histoire du monument de pas à pas.

Mokronowski communique dans sa première lettre à Thorvaldsen, Varsovie le 7 mars 1817,6 que le Comité se figurait une statue équestre du prince en bronze:

«Quant à la forme: le modèle du cheval de Marc Aurèle, avec des changemens dans le costume du Guerrier, ou l’attitude que présente le fameux bas-relief de Curtius se précipitant dans un gouffre, sembleraient être ce qu’il y a de plus convenable. »

Il est intéressant de voir que Mokronowski indique ici lui-même deux modèles antiques, la statue de Marc-Aurèle à Capitole (p. 81) et un relief du Palazzo dei Conservatori7 qui montre le héros légendaire romain Marcus Curtius armé de pied en cap et à cheval en train de se précipiter dans le gouffre mystérieux de Forum Romanum pour libérer sa patrie de la colère des forces souterraines. Dans l’un des cas un cheval avançant paisiblement, dans l’autre une situation des plus dramatiques. L’un des pieds de devant du cheval est déjà plié au genou tandis que l’autre désigne un mouvement rétif ; le cavalier est sur le point de passer par dessus la tête du cheval; on voit esquissés de l’eau et des arbres sur le rivage. C’était donc là une situation non sans analogie avec la fin de Poniatowski. Il faut aussi remarquer la réserve faite par Mokronowski quant à des changements du costume. Cette question devait devenir, par la suite, l’écueil le plus difficile.

Thorvaldsen répondit à la lettre de Mokronowski déjà le 15 mai de la même année.8 Il était disposé à se charger de la tâche, c’està-dire, de livrer la maquette de la statue qu’il serait capable d’exécuter dans le courant de 12 à 15 mois, si cela pouvait se faire à Rome. Il ne pouvait pas se charger du coulage en bronze, mais il était prêt à se rendre à Varsovie, quand la statue aurait été coulée pour mettre, sur place, la dernière main à l’œuvre et diriger la mise en place. Son prix pour le travail, voyage compris, s’élevait à 12,000 scudi romains payables en trois versements. Thorvaldsen désirait conclure le contrat avec le prince Stanislaw Poniatowski,10 cousin du défunt, qui habitait Rome, où il avait dans sa villa, Via Flaminia, et dans son palais, Via délia Croce, de grandes collections d’art, et où il recevait souvent des artistes contemporains.

En ce qui concerne la composition de la statue, Thorvaldsen dit ce qui suit :

Je voudrais représenter le Prince au moment, où il encourage l’armée de le suivre, le cheval est en petit galop. Quant au costume je préférerais un costume antique, mais en cas que vous préfériez un habillement national, je vous prie de m’en donner les dessins nécessaires. La base où piedestal peut être très simple, et je vous prie de me communiquer l’idée de l’Architecte qui sera chargé de l’execution.

Nous voyons clairement que l’idée de Thorvaldsen sur la statue équestre est plutôt classique. Ce n’est pas pour rien qu’il avait eu pendant toute son enfance et sa jeunesse sous les yeux l’une des plus belles statues équestres du monde, celle de Frédéric V par Saly à la place d’Amalienborg, et maintenant dans son âge mûr il était entouré de chefs-d’œuvre antiques. Il préfère aussi le vêtement antique, toutefois il serait prêt à discuter cette question.

Dans sa prochaine lettre, Varsovie le Ier juillet 1817,11 Mokronowski souligne le caractère unique du monument: «L’hommage unanime d’une nation non à un souverain mais à un compatriote et contemporain.» Il promet d’envoyer au plutôt tout ce dont Thorvaldsen pourrait avoir besoin pour la ressemblance du portait. En même temps qu’il demande une esquisse du monument («une esquisse de la pose de la figure et du mouvement que vous désirez donner tant à la figure qu’au cheval») il recommande vivement à Thorvaldsen de s’appliquer à créer un noble coursier:

Il est bien essentiel que le cheval ait les formes parfaites, bien entendu qu’il s’agit d’un cheval oriental et nullement de formes prises d’après les chevaux européens. Le cheval de Marc-Aurèle a Rome est le seule modèle qui approche du beau ideal d’un cheval arabe, encore est-il un peu trop pesant. Si le calme de ce cheval ne répond pas à nos idées, on pourrait donner un autre mouvement aux parties. L’esquisse de votre idée nous tranquiliserait donc entièrement, car c’est un détail auquel on attachera beaucoup de prix dans notre pays. Le Prince était réputé le meilleur cavalier de son temps et montait toujours les plus beaux chevaux; ce souvenir est profondément gravé dans tous les esprits.

Un nouveau moment intervient dans l’affaire, quand Mokronowski écrit que le Comité voudrait bien que Thorvaldsen modelât aussi deux bas-reliefs pour le socle. Il fallait puiser les sujets de ces reliefs dans les événements importants de la vie du prince. Les deux autres côtés du socle porteraient des inscriptions.

Mokronowski indique dans cette lettre qu’avant de donner au prince Stanislaw Poniatowski la procuration requise pour la conclusion de contrat, on désire soumettre encore une fois l’affaire au czar Alexandre 1er, d’une part afin que l’approbation soit renouvelée d’autre part pour que soit fixée la place, où le monument pourrait être érigé.

Cette dernière mesure de prudence reflète la situation à Varsovie, où s’étaient élevés des obstacles inattendus pour la réalisation du monument. Le gouverneur, le grand duc Constantin, qui n’avait pas le respect des sentiments d’autrui comme son frère Alexandre, s’était permis de douter que c’était vraiment au su et par la volonté du czar que la statue de Poniatowski serait érigée et d’autant plus à Varsovie; cela pourrait à la rigueur se faire dans ses terres de Jablonna ou ailleurs, mais pas à Varsovie.12 La comtesse Anna Potocka dut de nouveau intervenir, et dans une lettre du 15 juin 1817 elle exposa les difficultés à Alexandre 1er. Le prince Czartoryski sollicita aussi pour la cause auprès de son ancien ami par une lettre du 13 juillet. Alexandre répondit de sa propre main en date du 25 août de la même année:13

Il n’a jamais été dans mon intention de mettre aucune difficulté à ce que le monument voté pour le prince Poniatowski fût élevé sur une place publique de Varsovie. M’étant plu à accueillir les vœux, qui m’ont été exprimés à cet égard, à dérober un pareil monument au regard du public … Il ne me reste qu’à former un souhait: c’est que le monument soit digne par son exécution, et du guerrier auquel il est consacré, et de la nation qui l’érige.14

Maintenant, tous les obstacles semblaient éliminés, et le Comité pouvait se concentrer sur le contrat et l’acquisition du matériel nécessaire. Thorvaldsen avait répondu à la dernière lettre de Mokronowski par une nouvelle missive du 10 septembre 1817, par laquelle il assurait qu’il était déjà saisi de l’idée de l’œuvre, qu’il voulait bien exécuter les reliefs mentionnés à condition qu’on lui donnât des sujets appropriés et qu’il ferait faire à un architecte de Rome le dessin du socle qu’il était possible d’exécuter, selon lui, en granit ou en porphyre.

Cependant, il semble que des malentendus se soient produits lors des pourparlers suivants avec le prince Stanislaw Poniatowski comme intermédiaire, de sorte que Thorvaldsen préféra s’adresser de nouveau directement à Mokronowski, cette fois avec son propre projet des points les plus importants du contrat (Rome le 17 décembre 1817).16 Dans son livre détaillé sur le monument Luninski17 fait entendre que le prince Stanislaw Poniatowski ne fit pas preuve du zèle voulu pour la cause, craignant que l’argent rassemblé ne sera pas suffisant pour la réalisation du monument, et dans ce cas qu’il devrait verser lui-même le montant restant. Dans tous les cas, il passe maintenant à l’arrière plan; son nom ne figure pas non plus dans le contrat conclu à Rome le 8 juillet 1818 entre Thorvaldsen et le comte Léon Potocki et qui fut confirmé par les signatures des membres du Comité à Varsovie en avril 181918 (p. 72-73).

Mais avant qu’on arrivât à ce point, Thorvaldsen et Mokronowski continuèrent leur correspondance au sujet de la forme et de l’emplacement du monument. Dans une lettre du 12 février 181819 Mokronowski pouvait enfin informer Thorvaldsen qu’Alexandre 1er avait approuvé que la statue fut élevée à toute place à Varsovie, où le Comité le souhaiterait. On avait donc décidé d’ériger le monument devant le palais royal sur une place qu’on était en train d’aménager.

A la proposition de Thorvaldsen de représenter le cheval à un léger galop Mokronowski proteste avec prudence mais fermement par les paroles suivantes:

Sans vouloir mettre quelques bornes à ce que vous inspirera votre génie sur la pose du Cheval, je vous ferai seulement observer, que nous souhaiterions, qu’on puisse représenter le moment, ou le héros commendant son armée, arrêtte tout d’un coup son Cheval fougeux; Mais la chose à laquelle nous tenons principalement est, que les proportions du Cheval soyent celles d’un très beau Cheval Arabe.

Comme sujet pour les reliefs du socle il indique l’entrée du prince à Cracovie en 1809 et sa mort dans l’Elster en 1813:

Voici maintenant les deux moments de la vie du Prince Joseph Poniatowski qu’on désireroit voir réprésenté, sur les deux Basreliefs dont (vous) voulez bien embellir le Monument. L’un, est l’entrée du Prince à Cracovie 1809 à la tête d’une Armée triomphante, au milieu des acclamations du Peuple, et en présence des Alliés consternés qui auroient voulu lui disputer l’entrée. L’autre moment est quand le Prince couvrant le reste de son armée, percé de coups, s’elance dans l’Elster, sur un Cheval fougeux pour ravir aux ennemies l’honneur d’avoir sa dépouille mortelle.

A cette occasion il introduit le comte Léon Potocki qui va mener les pourparlers et conclure le contrat au nom du Comité, le prince Stanislaw Poniatowski n’ayant pas répondu à la demande du Comité. Dans la prochaine lettre du 29 avril 181820 il annonce que le comte Léon Potocki recevra par le même courrier du Comité les conditions du contrat et les 4.000 scudi – premier versement dont Thorvaldsen avait stipulé le payement à la conclusion du contrat. Il paraît de la lettre que Thorvaldsen avait précisé ses conditions dans deux missives du 19 et 28 mars de la même année.21 Les discussions qui avaient lieu à Varsovie au sujet du costume du héros et de sa coiffure dans la future statue équestre se répercutent dans les passages suivants de la lettre de Mokronowski:

Je crois qu’on pourrait mettre fin à toutes les discussions sur l’éspèce du coiffure à employer.
si l’on représentait le Prince la tête découverte et ornée d’une chevelure à la Romaine; et je pense que le costume des Daces sur la colonne de Trajan pourrait vous servir à applanir quelque difficultés dans la manière d’exécuter notre projet.

Mokronowski propose ainsi lui-même un compromis entre le vêtement classique et le costume national. Il consent à sacrifier la coiffure polonaise caractéristique, la «chapka» pour la coiffure romaine, et il renvoit au costume à culotte des Daces de la colonne de Trajan, bien qu’il ait écrit auparavant que le Comité souhaitait le costume national. On voit par là qu’au sein du Comité même régnait l’incertitude quant au choix du costume.

Quand Thorvaldsen reçut la lettre précédente exprimant le désir qu’il choisît le moment, où le prince retenait son cheval juste avant le saut, peut-être avait-il déjà tracé l’esquisse qui se trouve au Musée Thorvaldsen (p. 29). Dans tous les cas, il a essayé là de suivre le désir du comité, non seulement à ce qui concerne la pose du cheval, mais aussi pour le costume national. Le cavalier porte aussi la chapka, pourtant d’une forme un peu imparfaite, ce qui confirme que Thorvaldsen avait sûrement fait cette esquisse avant d’avoir reçu les images et l’autre matériel d’appui de la Pologne. La nouvelle qu’on n’avait rien à redire à ce que le prince fut représenté tête nue lui convenait bien sans doute quoiqu’il trouvât alors plus déraisonnable de choisir le costume national.

Cependant, Thorvaldsen hésite toujours d’envoyer l’esquisse de tout le monument au Comité qui l’attend avec vive impatience. Mokronowski la réclame de nouveau dans sa prochaine lettre du 10 juillet 181822 communiquant en même temps qu’on lui enverra bientôt un uniforme polonais complet ainsi que le manteau polonais, la burka, Il ajoute en s’excusant presque:

«Ce manteau me parait très convénable à la sculpture. Sa forme n’a rien de moderne et sa longueur n’est pas éxagérée pour une statue équestre». Puis Mokronowski passe à son sujet de prédilection, le cheval: «Souffrez, Monsieur, que je vous observe encore; que les chevaux orientaux que nous estimons de préférence et dont le Prince Poniatowski se servait ordinairement, ne sont pas d’une taille gigantesque. Fiers dans leurs allures, ils cherchent à se porter toujours en avant avec leurs cavaliers. La têtte carrée, les narines ouvertes, l’oeil ardent et persant, la queu relevée et légère, ils ont presque l’air de ne pas toucher terre. » En outre il promet d’envoyer au plus tôt les portraits promis de Poniatowski «dès que je recevrais un portrait fait par le célèbre Orlowski à Petersbourg et qui probablement pourra être regardé comme le principal.»

Or, bien du temps passa avant que les portraits, armes, vêtements etc. rassemblés parvinrent à Rome. L’année 1818 fut riche en événements pour Thorvaldsen et pleine de nouvelles tâches, pourtant il n’oubliait pas la commande polonaise. Lors d’une visite improvisée à Naples en septembre, en compagnie de Miss Mackenzie et de la tante de celle-ci Miss Proby, Thorvaldsen profita de l’occasion pour voir et étudier un des chevaux arabes du prince Poniatowski qui appartenait alors au général Nugent.23 Il raconte plus tard, dans une lettre à Mokronowski (9. janvier 1819)24 qu’il fit des esquisses de l’arabe sur place. Celles-ci n’ont pas été conservées comme le croit Thiele2 Hjalmar Friis26 a démontré que les deux légers croquis de cavaliers qui se trouvent au Musée (p. 33) ont été faits d’après les deux statues équestres antiques; Nonius Balbus, pater et filius, au musée Borbonico (aujourd’hui Museo Nazionale) (p. 30-31) qui avaient déjà charmé Thorvaldsen pendant sa première visite à Naples, quand il se rendait à Rome en 1797; alors il avait noté dans son journal:27 «j’ai vu les deux figures à cheval qui sont excellentes». Il est intéressant de remarquer cette exclamation spontanée du jeune artiste ainsi que les croquis rapides exécutés de longues années plus tard. Les statues équestres antiques l’intéressaient sans doute plus que l’arabe.

Dans la même lettre adressée à Mokronowski, Rome le 9. janvier 1819, Thorvaldsen écrit qu’il n’a pas encore reçu de Pologne le matériel d’appui promis. Cependant, il a déjà fait une esquisse du monument, et il est en train de modeler le cheval en grandeur naturelle:

J’en ai fait une esquisse, et je m’occupe actuellement à faire le modèle du Cheval en grand; avant qu’il sera achevé et moulu, j’éspère que ces objets nommés seront entre mes mains . . . Aussitôt que tout le modèle sera fait en plâtre, je m’empresserai d’en faire un dessin exact pour le communiquer à V. E., et il seroit inutile de faire dessiner ce modèle, comme le dessin ne donnerait qu’une idée très superficielle.

On remarque nettement que Thorvaldsen n’avait guère envie d’envoyer une esquisse à ce moment. 11 sentait probablement que le monument n’avait pas encore trouvé sa forme, dans tous les cas, une forme qui le satisferait lui-même. On a l’impression que Thiele28 a compris d’après la lettre de Thorvaldsen que l’esquisse, qui se trouve encore au Musée (cat. no 126, p. 36), est identique à celle de la lettre et que, par conséquent, le cheval en grandeur naturelle (cat. no 125, p. 37) est celui qui aurait été commencé au début de 1819. Cela ne peut pas être le cas, comme l’a déjà démontré Thorlacius-Ussing.29 Il paraît d’une lettre de l’archéologue P. O. Brøndsted (du 6 avril 1822),30 qui sera citée par la suite, que le cheval de la première esquisse avait les deux pieds de devant en l’air. Nous ne connaissons plus une telle esquisse. Si Thorvaldsen a commencé l’exécution du cheval en grandeur naturelle d’après cette esquisse, il n’est du moins guère probable qu’il l’ait achevé.

Ce n’est qu’en décembre 1818 que le matériel fut expédié de Varsovie. La comtesse Felix Potocka se chargea personellement d’apporter la burka du prince Poniatowski en Italie.31 La comtesse ne pouvant pas prendre plus d’objets dans ses bagages, Mokronowski confia le reste à la diligence qui devait transporter ces précieux souvenirs du prince à Rome par Vienne et Florence. Grâce à une lettre envoyée par Mokronowski de Varsovie, le 22 décember 1818, le même jour que les effets, nous sommes bien renseignés sur le matériel qui fut mis à la disposition de Thorvaldsen et sur sa valeur pour le portrait.32

1mo. Le portrait litographié d’après le dessin de Bacciarelli, en manière de crayon, sur une grande feuille, est celui qui rapelle le plus la physionomie du Prince Poniatowski. 11 indique le vêtement d’hyver nommé burka, éspèce de demi manteau en laine que le Prince portait durant la dernière campagne et le jour de sa mort; vêtement, d’ailleurs très pittoresque. Dans cette gravure, la plaque de l’ordre militaire de Pologne est à remarquer.

Cette lithographie exécutée par Amalie Kalter d’après un tableau de Marcello Bacciarelli (1731-1818) se trouve toujours au Musée Thorvaldsen.33 (p. 23).

2do. Une gravure enluminée, éspèce de caricature quand au cheval, présente néanmoins le mieux l’ensemble du corps du Prince et le mouvement qu’il donnait à son cheval.

Cette gravure enluminée du prince »Pepi«, comme Poniatowski était appelé par ses amis et ses camarades, se trouve aussi au Musée Thorvaldsen.34 L’artiste est inconnu.

3tio. Un de nos dessinateurs M. Orlowski a hasardé un dessin en grand en guise de monument. 11 y est à observer:
a. qu’une statue d’un fleuve renversée, placée gratuitement pour servir de soutien au cheval, ajouterait infiniment et inutilement aux frais de l’exécution. Si toutefois cette idée vous convenait, en pourrait-on pas sculpter ce fleuve en marbre, comme attenant au piedestal?
b. la tête du cheval n’est pas assez orientale: la ligne au dessus des narines est trop arquée et n’a pas cette cavité qui caractérisé la race des chevaux d’orient: la distance entre l’œil et les narines est trop longue; la tête dans son entier a la même défaut. Le pied qui avance en l’air me parait exagéré.
c. Le piedestal dans son soubassement a au moins la moitié de degrés de trop.
d. La taille du cavalier est trop haute et trop massive: le Prince ayant été très bien fait, mais de taille et de carure moyenne.
e. l’enharnachement du cheval et les détails de la mise sont parfaitement rendus.
f. Nous sommes convenus que le Prince aura la tête découverte: car les cheveux paraissent être la plus belle coiffure d’une statue. D’ailleurs le bonnet du dessin est trop pesant.
g. dans le dessin du bas relief représentant l’entrée à Cracovie, le Prince ne doit point avoir le sabre en main.

Mokronowski informe que le dessin d’Orlowski appartient à l’Académie de Varsovie, c’est pourquoi il prie Thorvaldsen de le lui retourner dès qu’il n’en aura plus besoin. L’ébauche d’Orlowski, exécutée sur toile en couleurs à l’aquarelle et datée du 11 septembre, représentait une statue équestre; même le caractère de bronze était indiqué. Alexandre Orlowski (1777-1832) était peintre et non sculpteur, son projet n’avait pour but que de donner une idée. Thorvaldsen ne se rappelait évidemment pas la demande de Mokronowski. Quoiqu’il en soit le dessin resta en possession de Thorvaldsen et passa avec ses autres collections au Musée. Ce n’est qu’en 1920 qu’il fut rendu à l’Etat polonais. Malheureusement, on n’en prit pas de photographie avant de le délivrer, c’est pourquoi l’image ici même (p. 19) a dû être faite d’après une reproduction bien inférieure.35

4to. Pour corriger les défauts de la tête du cheval dans le dessin précédent, en voici une très satisfesante d’apres Bacciarelli.

Il faut regretter que ce dessin d’une tête de cheval ne se trouve apparemment pas au Musée Thorvaldsen.

5to. Un dessin de Mr. Stachowicz manqué dans l’ensemble et presque tous les détails, mais le jet de la burka sur les épaules m’a si bien rappellé au premier coup d’œil celle du feu Prince, que je ne puis m’empêcher de vous l’envoyer.

Le grand lavis signé en 1818 de Michael Stachowics (1768-1825), que Mokronowski a bien raison de juger si sévèrement, se trouve toujours au Musée Thorvaldsen36 (p. 21).

Dans le carton renfermant les dessins et les esquisses pour la mise en place des œuvres de Thorvaldsen, se trouvait dans le pli avec le matériel destiné au monument de Poniatowski, outre les feuilles ci-dessus mentionnées, un beau et grand dessin du prince, portrait en buste (p. 25), où la tête est achevée, tandis que l’uniforme n’est qu’indiqué à traits légers au crayon noir rehaussé de blanc sur papier bleu. Au verso du dessin est croqué légèrement au crayon noir la silhouette en pied d’une jeune femme. La feuille est sans signature, mais par comparaison avec le portrait du prince fait en 180937 par A. Brodowski (1784-1832), elle peut être identifiée comme une étude préalable de ce tableau. Ce dessin n’est donc pas mentionné dans la spécification de Mokronowski; il se peut que Thorvaldsen ne l’ait reçu que plus tard. Dans tous les cas, ce n’est pas ce portrait de plus grande valeur artistique, mais la lithographie d’après Bacciarelli qui a servi de modèle pour le buste du prince (p. 33) que Thorvaldsen modela au cours du printemps 181938 avant d’entreprendre son voyage au Danemark. Mokronowski lui avait indiqué avec insistance que le portrait de Bacciarelli était le plus ressemblant. C’était en outre le dernier en date. Il a même représenté dans le buste l’asymétrie évidente de la face que montre le modèle, et la coiffure est minutieusement copiée d’après celui-ci. Le dessin au crayon noir, qui a toute la fraîcheur d’un original, montre une coiffure un peu différente; ici, les boucles du front sont partagées et dégagent le milieu du front, tandis que chez Bacciarelli et dans le buste de Thorvaldsen elles couvrent la majeure partie du front, ce qui donne, notamment dans le buste, un aspect un peu brutal, quelque chose dans le genre d’un prince barbare de la fin de l’époqué antique.

On conserve encore au Musée Thorvaldsen une pièce qui doit avoir trait au monument de Poniatowski.39 C’est un relief de plâtre représentant Poniatowski mortellement blessé sur le point de glisser de son cheval qui exécute son saut mortel (p. 18); c’est-à-dire la scène commandée pour l’un des reliefs du socle. Il s’agit de savoir si ce plâtre est, peut-être, l’idée de quelque artiste polonais pour le monument, envoyé pour cette raison à Thorvaldsen, ou s’il a été exécuté d’après son dessin par un de ses élèves, peut-être justement un des polonais, en vue du relief du socle. D’ailleurs, c’est une pièce de compromis typique. Le prince est nu-tête et porte un uniforme étrange et indéterminé qui fait penser au costume à culotte des Daces recommandé par Mokronowski ; le manteau flottant ressemble plutôt au chlamys grec qu’à la burka polonaise. La position du cheval, le saut les deux pieds de devant en l’air, est celle de la première esquisse de Thorvaldsen qui est disparue.

Le jeune comte Stanislaw Kossakowski, arrivé à Rome pour assumer les fonctions de secrétaire à l’ambassade de Russie, remit à Thorvaldsen, avec une lettre de Mokronowski du 15. avril 1819,40 le contrat confirmé signé par le prince Czartoryski,Mokronowski et Alexandre Linowski (p. 72-73). Il avait déjà touché une avance de 4.000 scudi et était bien en train avec le monument, ayant déjà modelé une maquette de l’ensemble, un buste du prince et commencé le cheval. Ainsi tout portait à croire que la statue avancerait rapidement. Cependant, le travail fut bientôt interrompu par le départ de Thorvaldsen pour le Danemark en été 1819. Thorvaldsen avait autrefois fait entendre au prince Stanislaw Poniatowski qu’il était prêt à se rendre à Varsovie pour discuter les détails du monument. Alors, Mokronowski (lettre du 29 avril 1818) avait poliment décliné cette offre, donnant pour raison qu’on ne voulait pas arracher Thorvaldsen de ses nombreux travaux et que, d’ailleurs, on préférait que le monument soit exécuté au plus vite d’après les arrangements déjà conclus.

Étant donné que Thorvaldsen s’est proposé quand même d’entreprendre le long voyage au Danemark, il trouva évidemment opportun de faire un détour par la Pologne à son retour à Rome. Il y avait sans doute quelque chose dans le contrat qui ne lui convenait pas, notamment la clause que le monument devait être exécuté «d’après l’approbation que le comité chargé d’éléver ce monument, donnera aux dessins qu’à cet’effet le Chevalier Thorwaldsen enverra à Varsovie au plutôt possible.» (p. 72).

Mokronowski avait depuis longtemps tout arrangé pour recevoir Thorvaldsen à Varsovie, lorsque ce dernier arriva enfin dans la dernière partie de septembre 1820.41 Alexandre 1er se trouvant par hasard à Varsovie à l’occasion de la Diète, Thorvaldsen eut la chance de modeler son buste qui fut par la suite taillé dans le marbre grand nombre de fois.42

Thorvaldsen visita, accompagné du Comité Poniatowski, la place où la statue équestre serait érigée selon la décision provisoire, c’est-à-dire en face du palais royal, mais il ne trouva pas cette place convenable. Par contre, il proposa une autre place qui était située, d’après le supplément du contrat,43 signé le 19 octobre 1820 (p. 74), dans le faubourg Kraków vis-à-vis de la maison Wasilewski. Cependant, le passage principal du supplément était le suivant: «Le costume et la pose de la figure sont abandonnés également, et tout à fait, à la volonté de l’artiste, pour ne le gêner en rien dans son génie supérieur. »

La demande de présenter au Comité une maquette de tout le monument fut aussi abandonnée, après que Thorvaldsen eut expliqué de vive voix à Mokronowski son procédé: d’exécuter d’abord le modèle en grandeur naturelle, puis de le porter au format colossal. On avait donc l’occasion, le cas échéant, d’y apporter des modifications avant la réalisation définitive. A son tour Thorvaldsen s’obligeait de commencer le monument dès sa rentrée à Rome et d’achever le modèle avant un an à partir de la date du supplément du contrat le 19 octobre 1820.

Enfin Thorvaldsen avait toute liberté d’action. Il avait agit sagement de ne pas s’engager à faire une maquette d’avance. Ce n’est que pendant le travail avec cette grande tâche que se clarifia son idée de la forme définitive de la statue équestre. Comme il fallait s’y attendre Thorvaldsen ne pouvait pas reprendre le travail du monument de Poniatowski tout de suite après son retour à Rome qui eut lieu le 16 décembre 1820. Pendant son absence les marbres, qui attendaient sa retouche personelle, s’étaient entassés dans ses ateliers, les statues qui avaient été endommagées par l’effondrement malheureux dans l’un des ateliers, en automne 1820,44 devaient être réparées, et il fallait faire les esquisses des nouvelles œuvres, dont il apportait les commandes de Danemark, Pologne et Autriche. Enfin, des lettres de réclamation en grand nombre l’attendaient, parmi lesquelles une de son premier mécène, Thomas Hope, qui n’avait pas encore reçu l’exemplaire en marbre de Jason qu’il avait commandé en 1803.

Au cours de l’année suivante les rappels de Mokronowski ne firent pas défaut, et quand ce protagoniste ardent du monument avait fermé ses yeux, le 19 octobre 1821, date anniversaire de la mort de Poniatowski, le prince Adam Czartoryski et le ministre Stanislaw Grabowski prirent la suite de son rôle.

Dans la lettre du 14 décembre 1821,45 par laquelle il accuse réception de l’écrit du prince Adam Czartoryski (du 31 octobre 1821) annonçant la mort du général Mokronowski, Thorvaldsen donne de bonnes raisons de son retard; c’était justement le grand atelier endommagé qui était déstiné au modèle de la statue de Poniatowski. Or, il avait profité de la période d’attente pour modeler la statue du comte Potocki :

«… cependant je peux Vous assurer, que cy n’est que par l’accident dont je viens de parler que j’avais différé l’éxecution du monument qui m’occupe actuellement tout entier. Pour ce qui regarde les travaux dont j’ai ete chargé pour Copenhague ils ne m’empêchent point de tout comme je me suis obligé plutôt a guider les travaux de jeunes artistes de mes compatriotes que de livrer des ouvrages a©hevés de mon propre ciseau. J’ai aussi fait l’esquisse de la statue de Copernico, dont j’ai été chargé, comme le
Comité le sait, en Pologne; mais le monument du Prince Poniatowsky m’occupe à present tout entier; je n’entreprendrai rien avant que ce cher travail soit fini et le Comité peut etre bien sur que je ferai tout mon possible pour satisfaire aux nobles vœux du Comité ainsi que de la nation Polonaise …»

Il importe surtout de remarquer ici les propos de Thorvaldsen sur les commandes danoises en prenant en considération ses rapports à H. E. Freund (1786-1840) qui avait été chargé de modeler au début les douze apôtres. Aussi longtemps que possible, Thorvaldsen a essayé de maintenir son rôle comme guide et garant de la qualité du travail, mais la pression de Copenhague fut trop forte. On désirait que Thorvaldsen resta lui-même le créateur de ces œuvres.

Thorvaldsen n’avait pas oublié le monument, il ne l’avait pas non plus négligé exprès d’aucune manière, comme on l’avait insinué du côté polonais,46 nous en avons la preuve dans la déclaration de Thorvaldsen au duc d’Augustenbourg, Rome le 13 février 1822:47 «Prochainement je vais entreprendre l’une des plus grandes œuvres que j’ai projetée jusqu’à maintenant, le modèle d’une statua equestris en commémoration du prince (Joseph) Poniatowski, qui sera coulée en bronze à Paris et envoyée à Varsovie.»

Ceci fut même, probablement, écrit avant que Thorvaldsen reçut la lettre du 6 février 1822 de Grabowski, où ce dernier appelle l’artiste à donner un rapport précisant l’état d’avancement de l’œuvre, tout en indiquant les proportions de la statue etc., car le Comité s’était décidé maintenant à faire couler le monument en bronze à Varsovie. Dans tous les cas, Thorvaldsen a vraiment repris le travail ce printemps, mais la maquette modelée auparavant ne le satisfaisait plus; résolument, il fait une nouvelle esquisse, sans aucun doute, celle qui se trouve encore au Musée Thorvaldsen48 (catl. no 126, p. 36). Nous en sommes très clairement informés par une lettre de P. O. Brøndsted du 6 avril 1822:49

Thorvaldsen est maintenant en train de faire l’esquisse pour la statue equestris de Poniatowski. Il a complètement changé l’idée primitive d’une manière très réussie, me semble-t-il. Le prince périt dans un fleuve, et ce fait a inspiré à Thorvaldsen le motif pour le mouvement du cheval qui représente le moment où le cavalier l’excite de sauter dans le fleuve. L’animal semble ahuri, il s’arrête, plonge son regard dans la profondeur, fléchissant profondément ses pieds de derrière et appuyant l’un des pieds de devant (l’autre est en l’air) comme pour choisir l’endroit d’où il faut risquer le saut désespéré. Ce mouvement et les efforts du cavalier pour pousser l’animal au saut provoquent une intensité et un mouvement dans l’ensemble qu’il n’est pas facile de décrire. Sur le bas-relief du piédestal Thorvaldsen veut mettre un dieu de fleuve avec son urne, et il souhaite ardemment qu’un vrai courant d’eau vive sourde de cette urne et qu’il y ait un bassin convenable au pied de la base du grand groupe; une belle et bonne idée, sur laquelle Thorvaldsen m’a prié d’écrire à la commission de Varsovie ce que je ferai un de ces jours.
Ce mouvement du cheval a, en outre, l’avantage de faire complètement disparaître l’armature de bronze fatale ou d’appuis de fer (inévitable si une statue équestre en bronze a les deux pieds en l’air et par conséquent (seulement deux points d’appui fournis par le mouvement luimême). Afin d’être parfaitement sûr de son fait, Thorvaldsen tient a modeler d’abord l’ensemble en grandeur naturelle avant d’entreprendre le modèle colossal, et rien que d’après la première esquisse, je suis sûr que nous verrons bientôt la plus belle statue equestris moderne sans Amazzamento dei cavalli50 comme certaines personnes ont coutume de faire, et dont les Italiens se moquent avec raison.

Quant à la position, Thorvaldsen s’était donc reporté à sa première esquisse de sépia (p. 29), créée probablement par l’assertion de Mokronowski, dans la lettre du 12 février 1818, qu’on aimerait voir le héros représenté au moment, où il arrête subitement son cheval fougueux. Mais libéré de toutes les conventions en ce qui concerne le costume, il a maintenant représenté le héros vêtu à l’antique. Dans les deux cas la main droite est levée tenant respectivement le bâton de maréchal et l’épée. Nous avons peut-être un chaînon intermédiare entre l’esquisse de sépia et la nouvelle esquisse dans un petit dessin au crayon 51 qui se trouve au Musée et représente le cheval dans la même position et le cavalier portant un vêtement de guerrier antique, manteau court et casque, c’est-àdire, un équipement pareil à celui de Marcus Curtius sur le relief à Palazzo dei Conservatori, auquel renvoyait Mokronowski dans sa première lettre (voir p. VIII f). Le cavalier de cette esquisse n’a pas le bras droit levé. Dans ce dessin, Thorvaldsen semble avoir isolé l’un des cavaliers de la frise Alexandre, 52 probablement en vue du monument de Poniatowski. Ce n’est pas exceptionnel que Thorvaldsen reprenne ainsi un motif de position utilisé auparavant, s’il reprend son intérêt d’actualité comme ici.

On voit que Thorvaldsen a pensé sérieusement à exécuter le monument d’après la composition de l’esquisse II, parce qu’il a modelé, au cours de 1822-23, le cheval en grandeur naturelle. H. E. Freund écrit ainsi à Collin dans une lettre de Rome le 23 novembre 1822:53 «Il (Thorvaldsen) travaille maintenant à un cheval comme étude pour la statue équestre colossale de Poniatowski », et dans son rapport du 19 juillet 1823 sur la situation artistique à Rome adressé au kronprinz Louis de Bavière le sculpteur allemand Martin Wagner peut signaler que Thorvaldsen est maintenant en train de finir le cheval pour le monument de Poniatowski qu’il avait commencé de modeler l’année précédente.54

Il ressort de la lettre de Brøndsted que Thorvaldsen a repris maintenant l’idée d’un dieu de fleuve sur le socle, comme Mokronowski l’avait proposé déjà dans sa lettre du 22 décembre 1818, où il commentait l’esquisse d’Orlowski. Dans la lettre au Comité qu’il fixa sur le papier pour Thorvaldsen le 11 mai 1822 Brøndsted développa plus en détails les pensées de Thorvaldsen à ce sujet.55

En rendant compte du nouveau plan pour la statue équestre et la position de la figure et du cheval, il se sert de termes correspondant presque parfaitement à ceux de la lettre précitée, puis ajoute:

Et comme le piedestal d’une grande statue équestre forme déjà par lui-même une éspèce de précipice, j’ai eu l’idée, qui me parait absolument conforme à l’emsemble de ce monument, qu’il fallait encore augmenter l’effet par un fontaine d’eau vive (s’il est possible) qui sortiroit du basrelief du piédestal et tombe dans un basin devant la grouppe. Car je suis décidé à representer sur le basrelief du devant du piédestal une rivière personnifié avec son vase; si on pourait conduire une eau assez abondante à l’emplacement du grouppe de mainère qu’elle sortiroit effectivement du vase ou de l’urne du dieu du fleuve sur le piédestal, cela augmenterait sans doute a l’effet de l’emsemble. Même dans le cas où cet embellissement seroit impossible par des raisons locales, j’imiterois l’eau sur le basrelief du devant.

Ce n’est pas sans surprise qu’on lit cette description de l’arrangement compliqué prévu pour le socle. Combien ne s’est-on pas éloigné maintenant du socle («très simple») proposé par Thorvaldsen dans sa première lettre à Mokronowski (voir p. XI): mais entre les premiers pourparlers et cette lettre on trouve les nombreuses et diverses propositions de la part du Comité pour les reliefs du socle. En son temps, Mokronowski avait, dans la lettre du 12 février 1818, proposé pour les reliefs: l’entrée de Poniatowski à Cracovie en 1809 et sa mort héroïque dans l’Elster en 1813. Pourtant, les sujets des reliefs n’étaient pas spécifiés dans le contrat du 8 juillet 1818. Il portait seulement que Thorvaldsen s’obligeait à fournir deux reliefs pour le socle et qu’il devait, quant aux sujets, se conformer aux directives du Comité. On a très probablement eu de la peine à préciser ces directives, soit à cause de divergence parmi les souscripteurs, soit aussi par égard à la famille du prince et à la situation politique tendue en Pologne sous le gouvernement très impopulaire du grand-duc Constatin. L’article concernant la représentation des reliefs n’était pas non plus officiellement dans le supplément du contrat, avril 1820, mais dans le document même est introduite une feuille détachée qui portait ce qui suit sur les reliefs:

1mo. Il est dit, que le premier représentera l’entrée du Prince Poniatowski a Cracovie, avec son armée Polonaise; dont nous avons déjà fait passer a Mons. le Chevalier Thorvaldsen, le Dessin, en tems et lieu;56
2do. A la place du second, qui devait rappeler l’événement de sa mort; nous sommes convenus de suppléer l’époque de la sortie des Prussiens de Varsovie, et l’entrée de l’armée Française dans cette Capitale; Le Prince Poniatowski a été pour lors, nomme par les Prussiens gouverneur de la ville; – On laisse absolument a Mons., le Chevalier Thorvaldsen, la liberté dans la composition de cet’ événement; toutte fois pour sa mémoire on indique ce qui suit: Les Prussiens sortant d’un cote de la ville pour quitter la Procession du lieux; L’armée Française entrant de l’autre, Le Prince à Cheval, les recevant ayant a coté de lui le président de la ville, portant les clefs de la ville.

Heureusement, le Comité renonça plus tard à ce dernier sujet très compliqué. Dans sa lettre du 6 février 1822 Grabowski informe Thorvaldsen qu’on insiste sur l’entrée à Cracovie, mais qu’on remplace l’autre sujet par Poniatowski s’engageant volontaire dans l’armée de Kosciuzko, la scène à lieu près d’un camp. Thorvaldsen ne fut guère plus tenté par ce nouveau sujet que par celui qui avait été proposé auparavant. On ne peut pas blâmer l’artiste s’il préfère à ces scènes, qui conviennent bien plus à la peinture, un dieu de fleuve et ce qui s’y attache, un bon vieux sujet éprouvé de la sculpture, dont il s’était déjà servi plusieurs fois, p. ex. dans la frise Alexandre et dans le monument funéraire de Bethmann-Holweg.

Sans doute, Thorvaldsen aurait aussi préféré éviter l’entrée à Cracovie, motif pour lequel un dessin lui avait été envoyé selon le contrat; on fait probablement allusion au relief du socle de l’aquarelle d’Orlowski qui représente justement cette scène (p. 19). Une composition si compliquée avec de nombreuses figures en uniformes modernes n’a pas pu plaire à Thorvaldsen.

Dans la lettre rédigée par Brøndsted au Comité, où était mentionnée le projet du dieu de fleuve pour le devant du socle, Thorvaldsen essaye prudemment de proposer une composition plus simple pour le côté opposé:57

Le basrelief opposé (derrière la groupe) représentera, où l’entrée du Prince à Cracovie (dont vous parlez dans Votre bienveillante lettre) ou bien, si cela vous plaira, comme plus plastique encore peut-être, le héros national reçu par la Pologne personifiée. Les deux autres côtés du piedestal auroient peut-être, des inscriptions. Mais tout ce qui regarde le piedestal n’est encore que dans l’idée, dans l’imagination, et je désire d’abord avoir de Vos nouvelles pour savoir, si un petit jet d’eau et un basin pourra s’arranger, et si les très honorés membres du comité approuvent mon idée à ce sujet, qui me parait signifiant et convenable.

Seulement plus d’un an après, le 7 juin 182358, Grabowski répondit à la lettre de Thorvaldsen. Le Comité approuve la proposition de Thorvaldsen quant à la composition de la statue et le dieu de fleuve ainsi que le jet d’eau bien que certaines difficultés pratiques se soient soulevées pour ce dernier. En revanche Grabowski remet un projet assez fantastique pour la construction du socle en grands blocs de granit :

Votre idée étant Monsieur le Chevalier de placer le Prince Poniatowski a cheval sur le bord du précipice, que son coursier effrayé et reculant mesure des yeux, et hésite à franchir, il nous a paru convenable et facile de representer le rocher par des blocs de granit brut et roulé, dont nous possédons une douzaine de pièces de 8 à 9 pieds de hauteur, sur 5 à 6 de large, avec des faces plus ou moins heureuses; il en est même un tout a fait plane qui pourait servir de support à la statue. – Les bas reliefs et les inscriptions pouraient, si vous le jugez à propos, y être incrustées très facilement. – Quand à la fontaine, qui devrait en faire partie, comme elle aura décidément lieu, si nous procurons les eaux nécessaires, le piedestal devra être vide intérieurement en conséquence; mais pour mettre les choses au pire, si dans le principe nous manquions d’eau, cette dernière pourait en attendant être représenté artificiellement, jusqu’a ce qu’il soit possible de la faire couler. Tels sont nos projets en cas ou vous agréiez l’idée du rocher naturel. S’il en est autrement, et si vous préférez un piedestal régulier et classique, il nous sera facile de nous procurer les marbres nécessaires, le pays en fournissant de très convenables à cet usage.

La lettre de Grabowski se termine par les habituelles exhortations pressantes à Thorvaldsen de hâter le travail du monument et d’en indiquer les dimensions et proportions, et de donner des renseignements sur les matériaux nécessaires pour le coulage que le Comité désire faire faire à Varsovie par A.J. M. Carbonneaux (1789-1843), fondeur en bronze français de renom qui devait aussi couler la statue de Copernic.

Thorvaldsen avait déjà correspondu personellement avec Carbonneaux au sujet du coulage et avait mis en perspective dans une lettre59 à celui-ci qu’il se rendrait lui-même à Paris en temps voulu, quand la statue serait coulée. Maintenant, ce plan était supprimé tout naturellement. Cependant, Thorvaldsen a aussi demandé d’autres offres60 pour le coulage de la statue équestre, peut-être afin de satisfaire aux demandes continuelles de Varsovie. Or, il faudrait attendre longtemps avec le coulage.

Thorvaldsen raconte à plusieurs reprises dans ses lettres aux amis et aux clients qu’il travaille au monument de Poniatowski, mais l’exécution en fut, malheureusement, retardée pendant quelque temps à cause de sa maladie en 1823. Il a tout de même achevé le cheval en grandeur naturelle cette annéeci. Par contre, il n’a pas réussi à observer le délai de l’expédition des modèles qu’il avait fixé lui-même au printemps 1824.61 Si les reliefs n’étaient pas encore modelés, le Comité en était aussi responsable, car les directives de la représentation avaient été si souvent changées que l’artiste avait bien le droit d’attendre jusqu’à ce que la statue équestre fut achevée. Les lettres de réclamation de plus en plus menaçantes de Varsovie réflètent le mécontentement qui règne dans les cercles qui ont contribué au monument et qui voudraient bien voir le résultat si longtemps attendu; le comte Jozef Sierakowski, président de la Société des Amis des Sciences et des Lettres, qui aurait été le premier à proposer Thorvaldsen pour créer le monument62 et qui était devenu membre du Comité écrit même dans une lettre63 qu’un caissier infidèle avait puissé à la caisse ce dont il n’aurait guère eu l’occasion, si l’affaire n’avait pas tellement trainé en longueur. On comprend très bien l’impatience du comité devant la lenteur de l’artiste. Par la connaissance que nous avons de la méthode de travail de Thorvaldsen il n’y a rien d’étonnant que l’exécution traîne. Il ne faut pas oublier que l’affaire prend des aspects très différents selon qu’elle est considérée de Varsovie ou de Rome. Dans la ville éternelle rien ne presse. Le travail de Thorvaldsen se déroule en rythmes paisibles. Pour lui Poniatowski était bien une tâche d’honneur, mais pourtant une œuvre parmi beaucoup d’autres. A Varsovie, pénétrée de la nervosité qui caractérisait en général la dite «Pologne d’après le traité de Vienne», on n’avait pas le temps d’attendre. La situation politique, et donc la possibilité d’ériger le monument, pouvait changer d’un jour à l’autre.

Le Comité reproche à Thorvaldsen de travailler à d’autres tâches avant d’avoir fini la statue équestre. Cependant, une entreprise aussi importante que les ateliers de Thorvaldsen ne pouvait vraiment pas marcher si l’artiste se contentait d’exécuter une seule œuvre à la fois. Grâce aux grandes commandes déjà mises en œuvre avant le départ pour le Danemark et les nouvelles que Thorvaldsen rapporta de son voyage, les ateliers arrivèrent à occuper 30 à 40 hommes, et les tâches continuaient à affluer. Thorvaldsen ne savait guère refuser. Les tâches le captivaient toutes, et il entreprenait, presque toujours, aussitôt les esquisses et se mettait à modeler les maquettes. Plus tard, il pouvait être difficile de les réaliser, quand tous ceux qui avaient remis des ordres le pressaient à la fois et que les ateliers débordaient d’œuvres demi-faites.

Thorvaldsen prit son parti. Il travaillait à l’œuvre qui l’intéressait le plus pour le moment, et ainsi il accomplit toutes les tâches au fur et à mesure. Pendant les années, où, il s’occupait de la statue équestre, une multitude de statues poussa autour de lui, pour ne nommer que les plus importantes: Le Christ et les douze Apôtres, le groupe saint Jean-Baptiste, l’Ange du baptême debout, Copernic, Wlodzimierz Potocki et le duc de Leuchtenberg. Vers la fin de 1823, il reçut du Cardinal Consalvi,64 peu de temps avant la mort de celui-ci, la commande du monument du pape Pie VII pour la basilique SaintPierre de Rome; il ne pouvait pas refuser cette commande; c’était la tâche la plus glorieuse de sa vie. Il faut y ajouter grand nombre de reliefs et de bustes. Et Jason attendait encore sa dernière retouche dans un coin d’un des ateliers. Sur cet arrière-plan il est aisé de comprendre, sans l’excuser entièrement, que Thorvaldsen ait abandonné un peu la statue de Poniatowski à cette époque très active entre 1821 et 1830.

La cause la plus profonde du retard c’était tout simplement le fait que Thorvaldsen n’était pas content de la forme que la statue équestre avait prise provisoirement. Fidèle à son habitude il écarta le travail jusqu’à ce qu’une nouvelle inspiration apparût. Peutêtre faudrait-il appeler faiblesse humaine cette étrange hésitation chez Thorvaldsen, au point de vue artistique elle était toujours légitime.

Depuis que le comte Léon Potocki avait envoyé, le 27 mars 1824,65 une lettre de réclamation assez sévère à Thorvaldsen, la correspondance entre l’artiste et le Comité fut suspendue. Cependant, Thorvaldsen a sans doute été relancé par le comte Kossakowski avec qui il était en rapports suivis. Il modela le buste du jeune secrétaire d’ambassade, et fut invité à dîner chez sa mère, la comtesse Louise Kossakowska, qui s’enquérit aussi vivement de la statue équestre.

En même temps que de nouveaux reproches de pure forme parviennent à Rome dans les derniers mois de 1826, Thorvaldsen était vraiment en train de faire le modèle de la statue équestre d’après un tout nouveau plan.67 Thiele66 pense que ces reproches plutôt que d’incommoder l’artiste, étaient déstinés à être publiés dans les journaux de Varsovie afin de convaincre le public du zèle du Comité. Thorvaldsen avait fait une nouvelle esquisse (c’était donc l’esquisse no III) qui était, en tout cas avant la guerre, déposée au Musée de la ville de Leipzig68 (p. 38). Maintenant, Thorvaldsen a tout à fait abandonné le sujet du coursier qui s’arrête court, mais représente le cheval à l’allure calme du pas et le prince avec un geste qui semblait engager ses soldats à le suivre. C’est exactement le même projet très simple que Thorvaldsen proposa au début à Mokronowski dans sa réponse à la démarche de celui-ci en 1817, et ainsi il était revenu à son point de départ: le petit galop ou l’allure calme du pas des statues équestres classiques tels que les chevaux de Marc– Aurèle et ceux des Balbi. Le problème était donc résolu, et l’exécution pouvait avoir lieu n’importe quand, d’abord en grandeur naturelle, ensuite au format colossal.

Thiele et, plus tard, les auteurs polonais qui ont écrit sur le monument de Poniatowski ont conjecturé sur les raisons de cette modification de la composition, trouvant impossible que Thorvaldsen ait fait de son propre chef une modification si radicale du projet qui avait été si minutieusement discuté dans la correspondance et accepté par le Comité. Il doit y avoir du vrai dans les bruits, car Thiele69 dit: «Dans le studio on disait que la famille Poniatowski avait déterminé Thorvaldsen à faire ce changement; on ne souhaitait pas que la mort de Poniatowski dans l’Elster fût ainsi glorifiée. » On disait aussi qu’une autorité plus haute que celle de la Commission elle-même ayait exercé une influence, d’autant plus que les sentiments du peuple polonais pour ce monument n’étaient guère en harmonies parfaites avec la situation politique du pays.« 11 faudrait comprendre les sousentendus ainsi: les milieux responsables de la Pologne n’osaient pas présenter une statue de Poniatowski capable rien que par son motif de mener au point de rupture la situation déjà tendue et que les hommes du pouvoir interpréteraient comme une provocation. L’hésitation quant au choix des sujets pour les reliefs tendait dans le même sens. D’autre part, le Comité ne pouvait pas dans l’intérêt des souscripteurs et par égard au sentiment populaire cesser ces efforts pour la réalisation et l’érection du monument.

Les lettres ne fournissent pas des renseignements sur ce point, mais Thorvaldsen était en contact avec le Comité par l’intermédiaire du comte Kossakowski.70 Quoi qu’il en soit de ces directives secrètes, on peut être persuadé d’une chose, c’est que Thorvaldsen trouva très à propos de renoncer au projet du cheval s’arrêtant court qui n’était créé que sur le désir formel du Comité de voir immortalisé le moment dramatique immédiatement avant que le prince éperonnât son cheval pour le saut dans l’Elster. La nouvelle idée s’accordait tout autrement à sa conception d’une statue équestre, ce n’est que maintenant que l’œuvre pourrait être l’expression de sa propre conception artistique.

Qu’il en fut vraiment ainsi me semble trouver une confirmation dans quelques propos de Thorvaldsen dans la lettre du 11 avril 182671 qu’il envoya au Comité (document que Thiele n’avait pas connu) en réponse à un écrit apporté à lui par un intermédiaire:

Excellences,
Mr. Rakietty m’a remis très exactement la lettre que vos Excellences lui avaient confié pour moi. Très affligé moi-meme de n’avoir pas pû remplir en terme du contrat la promesse que j’avais faite au Comité chargé de la direction du monument pour le feu Prince Poniatowski, je prie vos Excellences d’agréer mes excuses, et de croire que ce n’était que le désir de faire mieux qui m’a engagé a ne pas terminer à la hâte cet ouvrage auquel je ne voulais travailler que d’inspiration. Vos Excellences qui accordent une protection eclairée aux beaux arts sauront apprécier mieux que personne les raisons que j’ai l’honneurde leur présenter aujourd-hui. En les priant de vouloir bien les agréer avec bienveillance je m’empresse de leur donner l’assurance formelle que le monument confié à mes soins sera terminé vers le mois de septembre prochain. Le comte Kossakowski interprète zélé des désirs de la Commission pourra faire connaître à Vos Excellences avec quelle sollicitude j’ai travaillé jusqu’à présent à la partie du monument qui est déjà terminée. Le modèle du cheval est déjà fini, et je le mets à la disposition du Comité qui pourrait dès aujourd’hui en ordonner l’expédition à Varsovie. Le cavalier qui sera achevé au mois de septembre pourra être aussi envoyé en Pologne avec les basreliefs au printemps prochain. En renouvelant à Vos Excellences l’assurance de mon zèle et de mon exactitude je le prie etc. etc.

Cette fois-ci c’était pour de bon, bien que le moulage des modèles en plâtre et en grandeur colossale prolongeait un peu. Maintenant nous sommes arrivés au point, où le travail du monument de Poniatowski est marqué dans les livres de compte de Thorvaldsen; à partir de juin 1825 jusqu’à septembre 1827 il y a des payements réguliers aux mouleurs de plâtre.72

En avril-mai 1827 le prince Adam Czartoryski, séjournant à Rome, put se persuader que le modèle en grandeur naturelle était vraiment achevé. Il se plaint d’ailleurs dans une lettre adressée en Pologne73 que Thorvaldsen est difficile à rencontrer. «Il a l’habitude de s’esquiver de quiconque cherche à le rappeler à ses devoirs. Il faut essayer de le surprendre, ce qui n’est pourtant pas si facile. »

Dans une lettre du 14 juillet74 de la même année Thorvaldsen pouvait lui-même informer le prince Adam Czartoryski que le modèle original de la statue colossale (p. 43) était achevé. Il ne reste plus que d’en faire le moulage en plâtre. On avait besoin d’au moins un exemplaire encore, car Thorvaldsen désirait comme d’habitude garder son modèle lui-même. Thiele n’a connu aucun brouillon de ce document conservé à l’Académie des Sciences et des Lettres de Cracovie. Il est conçu en ces termes :

Mon Prince.
La statue colossale du Prince Poniatowski est déjà faite en craie d’après le modèle en petit que Votre Altesse a vu dans mon atelier, et il ne me reste plus que d’en faire le moule en plâtre. J’espérais faire partir le cheval tout seul cette année-ci, mais il me serait impossible de l’éxpedier maintenant, car il sert à supporter la statue du cavalier qui a besoin de quelques mois pour secher complètement.
Le comte Kossakowski qui veut bien se charger de la présente pourra donner à Votre Altesse tous les renseignements qu’elle peut seulement désirer sur cet ouvrage. Il ne me reste qu’à rappeler a Votre Altesse que d’après le terme du contrat il me revient maintenant le second payement de 4000 piastres pour ce monument.
Dès que la statue sera complètement séchée je la fairai emballer pour la mettre à la disposition de ceux que Votre Altesse voudra bien charger ici de cette expédition.
J’ai l’honneur etc.
Rome le 14 Juillet 1827 Albert Thorvaldsen

Enfin cette grande œuvre était achevée. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment Thorvaldsen corrige et améliore la statue jusqu’à la fin. Le modèle en grandeur naturelle (p. 39) suit essentiellement l’esquisse, mais certaines modifications ont été apportées. La tête du cheval, qui semble être un moulage du modèle de cheval de 1822-23 qui existait déjà, n’a pas la longue crinière de l’esquisse, mais elle est du même type à crinière coupée court que la tête de cheval antique à Florence, dont un moulage se trouve dans la collection de Thorvaldsen de moulages des œuvres antiques, et qui a, en général, servi de modèle à Thorvaldsen pour la forme forte et précise de la tête de cheval.75 Pourtant, dans le modèle colossal Thorvaldsen a employé la crinière longue qu’a aussi la statue de Marc-Aurèle, reconnaissant peutêtre que celle-ci produissait un effet plus riche et plus pompeux et convenait ainsi mieux à la statue monumentale. Saly fit, en son temps, une modification semblable de la crinière quand il monta au format colossal d’après l’esquisse sa statue équestre de Frédéric V.

On a dit, avec raison,76 que ce cheval n’est pas un arabe. Il est évident qu’il est inspiré des modèles antiques, avant tout, de la statue de Marc-Aurèle. Cependant, Thorvaldsen semble avoir tenu compte de la caractéristique d’un cheval oriental, donnée autrefois par Mokronowski dans sa lettre déjà citée (p. XIV). Personne ne peut nier que ce cheval ait une tête carrée, les narines ouvertes, l’oeil ardent et perçant, la queue relevée et l’allure légère qui se porte en avant. Bref, tous les traits caractéristiques d’un arabe, mais ici en forme monumentalisée de la même manière que le cavalier est une image idéalisée du prince sans ressemblance prononcée bien que Thorvaldsen ait modelé son buste très ressemblant d’après les portraits qu’on lui avait envoyés.

Le vêtement du cavalier est l’antique ainsi que Thorvaldsen l’avait déjà montré à l’esquisse II après avoir obtenu à Varsovie en 1820 toute liberté pour le choix du costume. Dans son œuvre il a combiné le costume militaire court de Balbus fils avec le beau manteau à plis ambles du père. Sur la cuirasse est placé l’aigle polonais, la seule allusion à la nationalité du prince.

L’ensemble du cheval et du cavalier est très beau, surtout quand on voit la statue de côté, où le corps d’homme et le dos de cheval forme un angle droit. Thorvaldsen a bien vu que le bras relevé de l’esquisse semblait abrupt dans la nouvelle composition, c’est pourquoi il fit tendre l’épée au prince dans la direction de la marche du cheval. La tête est tournée en sens inverse du bras tendu. Vu d’en face la statue produit un effet concentré d’énergie et de force. Ceci s’accentue encore davantage dans l’exemplaire en bronze, magnifique dans son ensemble (p. 63, 71).

Après l’annonce que le modèle colossal était achevé reste encore: l’envoi du modèle àVarsovie et le coulage en bronze. Le 6 octobre 182777 Grabowski écrit à Thorvaldsen pour exprimer sa joie et celle du Comité de voir la statue équestre achevée. En même temps le deuxième versement, 4.000 scudi, est envoyé à Thorvaldsen. Le plan de faire couler la statue par Carbonneaux est évidemment abandonné. Grabowski communique qu’on a demandé au fondeur en bronze A. J. C. Norblin (1777-1828) de construire un four assez grand pour le coulage, aussi bien de la statue de Copernic que de celle de Poniatowski. Thorvaldsen doit maintenant, sans délai, remettre les modèles et les moulages nécessaires à la maison Torlonia pour l’expédition, et envoyer en même temps les dessins pour le socle avec l’indication des dimensions des reliefs. L’ artiste sera bientôt renseigné sur les motifs des malheureux reliefs.

Thiele ne donnant qu’un compte-rendu très bref de cette lettre, qu’il a d’allieurs mal comprise, elle est imprimée ci-dessous tout entière.

Monsieur,
Le Comité chargé de l’erection du monument du Prince Poniatowski a appris avec joie, que l’execution de cette œuvre importante repondait entièrement a l’idée, que le Public y attache et quelle est digne en tout point de l’Artiste célèbre qui la dirige.
Pressé d’en jouir, il me charge en conséquence d’avoir l’honneur de Vous annoncer d’abord, que la somme de 4.000 Ecus Romains, que Vous devez toucher d’après la teneur du Contrat, à la remise des modèles, Vous sera déboursée par le Canal du Duc de Bracciano auquel elle est adressée conjointement à la présente, ensuite que Mr. Norblin Artiste de Varsovie est chargé d’établir au plutôt un fourneau de fonte lequel doit être commun à la Statue de Kopernic; que les autres termes du payement seront ponctuellement effectués d’après la teneur du Contract, et que les fonds analogues sont préparés. – On Vous demande en retour de vouloir bien délivrer au plutôt à la maison Torlonia les modèles et les moules nécessaires qu’elle se charge d’expédier et l’on Vous prie d’envoyer à Varsovie les desseins et les dimentions du piedestal et des bareliefs calculé en mesure de France, qu’on abandonne entièrement à Votre Goût et à Votre choix. Les sujets qu’ils doivent retracer ainsi bien que les inscriptions, Vous seront incessament communiqués.78
Telles sont les instructions que le Comité me charge de Vous transmettre. – Je me trouve très heureux de pouvoir à cette occasion renouveller au plus illustre Artiste de nos jours, l’expression des sentiments les plus distingués avec lesquels j’ai l’honneur d’être Monsieur
Votre très-humble et très obéissant Serviteur Varsovie le 6 Octobre 1827.
Stanislas Grabowski Ministre des Cultes et de l’Instruction au nom du Comité chargé de l’erection du monument du Prince Poniatowski.

Comme on le voit, les rapports entre Thorvaldsen et le Comité respirent l’idylle parfaite. Thorvaldsen répond aussi par le retour du courrier, le 6 novembre de la même année. Contre son habitude le brouillon79 de cette lettre est écrit en italien, à en juger à l’écriture par le secrétaire de l’académie San Luca, l’abbé Misserini. Thorvaldsen accuse reception de l’à compte de 4.000 scudi. Il remet maintenant le modèle à l’expédition, mais comme il faut forcement couper celui-ci en morceaux, il envoie en même temps un dessin montrant l’assemblage. On trouve au Musée Thorvaldsen un tel dessin, fait probablement par le plâtrier, avec indications en français (p. 47); c’est, sans doute, le brouillon ou la copie de celui qui fut envoyé.80 Thorvaldsen ne peut pas encore donner les dimensions du socle qui dépendront de la grandeur des reliefs. Il demande donc avoir des renseignements précis sur les sujets, afin de pouvoir les commencer tout de suite. Il trouve juste de choisir de nouveaux motifs pouvant éveiller la satisfaction générale.

Thorvaldsen avait confié le travail du montage de la statue à Varsovie à son élève polonais Jacob Tatarkiewicz qui avait travaillé plusieurs années chez lui à Rome et qui avait exécuté des exemplaires en marbre des bustes faits par Thorvaldsen de la pianiste Marja Szymanowska81 et de Poniatowski, le dernier sur la commande d’Anna Potocka qui séjournait justement à Rome en 1826-27.82 Ainsi il ne fut pas nécessaire d’envoyer un spécialiste à Varsovie. En outre, Tatarkiewicz avait l’intention de rentrer par Paris, où il se proposait de visiter les fondeurs de bronze les plus célébrés et d’acquérir ainsi des expériences qui pourraient être utiles lors du coulage de la statue à Varsovie. Voilà pourquoi Thorvaldsen écrivit en juin 1828 une belle recommandation de Tatarkiewicz au Comité.83

En même temps la maison Torlonia expédia les caisses renfermant le modèle de Poniatowski par Livourne à Elseneur, d’où, le bateau «Les sœurs réunies», commandé par le capitaine Andreas Schrøder, le transporta à Danzig. Le 29 décembre 1828 Grabowski pouvait informer Thorvaldsen que les caisses étaient arrivées saines et sauves à Danzig.85

J’ai l’honneur de Vous annoncer par la présente, que les caisses renfermant les modèles et les plâtres du monument du Prince Poniatowski sont arrivées heureusement à Danzig sans accident ni avaries. – Elles doivent y hyverner, et elles seront transportées à Varsovie à l’ouverture de la navigation. Comme il est essentiel de procéder à la fonte et à l’érection du monument, nous Vous supplions Monsieur le Chevalier de vouloir bien nous envoyer au plus-tôt tous les dessins et surtout ceux du piedestal avec les détails qui le concernent, vu que nous sommes décidés à l’élever sur le champ, avant même que la figure et le cheval soyent mis en œuvre. –
Le Comité aura l’avantage de Vous prévenir du moment ou Votre présence à Varsovie sera essentielle, Vous ne doutez certainement pas combien nous désirons accélérer l’instant ou nous aurons le plaisir de Vous voir parmis nous, et de montrer à l’Europe avec orgeuil un des chef d’œuvres de la Sculpture moderne.

Comme on voit, le Comité insiste sur la clause du contrat que Thorvaldsen se rende à Varsovie et y dirige personnellement le dernier finissage de la statue en bronze.

Comme Thorvaldsen n’avait pas encore envoyé les dessins du socle, ce qu’il avait d’ailleurs dûment motivé lui-même dans sa lettre du 6 novembre 1827, Grabowski écrit de nouveau de Varsovie le 12 avril 1829 et réclame ceux-ci.86

Le Comité chargé de l’érection du monument du Prince Poniatowski, dont j’ai l’honneur d’être membre, s’est adressé à Vous, Monsieur le Chevalier, par mon organe, il y a quelques mois, en Vous priant de vouloir bien lui envoyer au plus tôt, les dimensions du Piedestal, du monument lui meme; les dessins analogues, et tous les details architectoniques et techniques qui le concernent. – Invité à vous reiterer ces demandes, je le fais avec d’autant plus d’instance que les Caisses, sont sur le point d’arriver à Varsovie, et qu’il faudra proceder sous peu, aux travaux préparatoires de la mise en œuvre du piedestal – veuillez donc de grâce adresser au plus tôt ces objets à la maison Frenkel,87 sous mon couvert.

Afin de satisfaire à la longue et fiévreuse attente du monument, et pour faire rentrer les dernières souscriptions promises, le Comtité organisa une exposition préalable du plâtre de Thorvaldsen dans la cour du château de Varsovie, dont l’entrée fut ouverte le 11 juillet 1829.88 L’exposition, visitée par des gens de toutes les couches sociales, passionnait l’opinion. Il est extrêmement intéressant de noter, comme expression des courants artistiques de l’époque, la réaction provoquée par la statue équestre.

Nous avons vu plus haut, comment les idées classiques et le romantisme national luttaient pendant la formation du projet du monument et surtout lors de la décision du costume. Comme il ressort de la correspondance minutieusement citée ici, le Comité n’était pas très ferme sur ce point. Cela provient, probablement, comme indique aussi Luninski, du fait que la Société distinguée des Amis des Sciences et des Lettres, considérée comme le gardien des idéaux classiques et dans la littérature et dans l’art, avait une grande influence sur le Comité, surtout après que son président Jozef Sierakowski était devenu membre de ce comité.

Contre cette citadelle conservatrice s’opposait la jeune Pologne, représentée par une phalange de jeunes poètes, étudiants et artistes doués. Cette opposition fanatiquement nationale et teintée de romantisme était dirigée par Adam Mickiewicz, le plus grand poète national de la Pologne.

En été 1829, lorsque la statue fut exposée, les contrastes de ces cercles, qui étaient d’ailleurs également patriotes, étaient plus violents que jamais. Ceci se répercuta aussi dans la critique du monument Poniatowski de Thorvaldsen, telle qu’elle se manifesta dans les articles de journaux et dans les conversations.89

Les gens âgés, surtout les représentants de la noblesse, pour qui le classicisme avait été longtemps le style préféré, ainsi que les artistes de la vieille école étaient enthousiasmés de l’œuvre d’art classique. L’architecte Idzkowski,90 p. ex., se répandait en grands louanges de l’œuvre de Thorvaldsen dans la presse de Varsovie. Par contre, les intellectuels plus jeunes, la population modeste et surtout les vieux soldats qui avaient combattu sous les drapeaux du prince exprimaient leur déception en termes pittoresques. Il suffit de citer ici le soupir d’un vieil officier de la cavalerie dans «L’ami du peuple » :

«Voyez-vous, on a oublié comment il (Poniatowski) montait à cheval. D’abord, Monsieur, la tête levée, puis quelque chose de léger et d’adroit se balançant en avant. Ici, par contre, il baise la tête et est assis, Dieu sait comment. Et quelle est l’expression du visage? Aucune ressemblance du tout. Et le costume! Rentrera-t-il après avoir abreuvé les chevaux? Il faut que cela paraisse romain . . . Que le diable les emporte avec leur romain !... Si seulement ils lui avaient donné la veste courte, le pantalon de cheval et le schako sur la tête, c’eut été un gaillard. » Et s’étant gavé de souvenirs des grands jours, il s’écria: «Quelle joie ai-je du bonhomme en chemise. »

Un sentiment nettement empreint de romantisme se trouve derrière ce besoin de l’homme du peuple de voir le héros tel qu’il était. Pourtant, d’une façon générale, tout le monde tombait d’accord que le monument était une œuvre d’art remarquable, et Jozef Sierakowski pouvait, en bonne conscience proposer que Thorvaldsen fut reçu à la Société des Amis des Sciences et des Lettres.91

Les répercussions de la violente discussion arrivèrent jusqu’à Thorvaldsen à Rome. Pendant que le modèle était exposé à Varsovie, le chef des romantiques, Adam Mickiewicz, était en route pour Rome avec une lettre d’introduction auprès de Thorvaldsen de la part de la pianiste Marja Szymanowska dans la poche.92 Malgré les affirmations de cette dame que le poète désirait ardemment faire la connaissance de Thorvaldsen et qu’il serait heureux de voir l’atelier du maître «peuplé de dieux et de ceux que vous immortalisez», Mickiewics avait, comme il fallait s’y attendre, une attitude assez froide vis-à-vis de la conception de Thorvaldsen du monument du prince Poniatowski.

Le 24 novembre 1829, Mickiewics visita l’atelier de Thorvaldsen accompagné de la princesse russe Zenaïda Wolkonska et du poète A. E. Odyniec.93 Thorvaldsen n’était pas présent lui-même, mais un cicérone les conduisait parmi les œuvres et leurs montrait, entre autre, le modèle original de la statue équestre de Poniatowski. Odyniec dit à cette occasion «qu’il suffisait de changer l’inscription du socle et on prendrait le monument pour celui d’un empereur romain quelconque ou d’un des saints chevaliers», et Mickiewiecz ajouta en s’adressant au cicérone qu’il trouvait que c’était une fausse compréhension de l’art d’imiter aveuglément les anciens, car l’idéal et le modèle de ces derniers avaient toujours été la réalité.

Au mois de mars 1830, les deux poètes polonais rencontrèrent Thorvaldsen dans le salon de la princesse Wolkonska.94 On vint à parler du monument, et l’artiste demanda, comment le peuple polonais trouvait la statue. Odyniec répondit alors : «Tout le monde admire le fini de l’œuvre d’art, mais on regrette qu’elle ressemble peu à la personne du prince. » – « E che ? reprit le maître froissé, vous voudriez peut-être que je l’eusse représenté en uniforme de uhlan avec un tchako sur la tête?» Et il ajouta: «Ce qu’on peut tolérer dans la peinture est inadmissible dans la sculpture, car une statue sculptée est un monument, et comme le but du monument ne peut consister uniquement dans la représentation du fait, mais dans l’évocation de ce fait dans la mémoire du peuple, ainsi la figure sculptée peut, sans la ressemblance des traits, atteindre ce but. »

On comprend l’indignation de Thorvaldsen. D’un instinct sûr il avait accompli son idée artistique, et maintenant l’œuvre était critiquée partant de données étrangères à l’art. Ses paroles à Odyniec expriment toute sa recherche artistique. Par ses premières œuvres en terre romaine, Thorvaldsen avait rompu avec le style rococo tardif et puis il avait montré dans l’œuvre de sa vie que le langage de la forme classique pouvait parfaitement bien exprimer une atmosphère romantique; à l’âge mûr il devait lutter contre le même courant qui cherchait à trouver son expression dans une nouvelle forme de réalisme-romantique, en même temps que le mouvement national poursuivait sa marche triomphale par l’Europe.

Cependant, on peut bien s’expliquer la réaction des Polonais. Le classicisme, qui fut introduit à la cour du roi Stanislaw Auguste dès sa première phase inspirée de la France, était le style dominant en Pologne depuis près d’un âge d’homme. Le palais Lazienki à Varsovie, détruit par les Allemands mais de nouveau reconstruit, est un témoinage du style Stanislaw Auguste. Plus tard d’éminents membres de la noblesse polonaise avaient créé à leurs châteaux des foyers d’un néo-classicisme qui était, il est vrai, importé directement d’Italie, mais qui prit un caractère particulier en Pologne. Ce milieu néo-classique avait son centre à Pulawy, la résidence des Czartoryski; des ramifications importantes s’étendaient de là à Wilànow de Stanislaw Kostka Potocki et à Natolin d’Anna Potocka.95 A Nièborow, le château des Radziwill et surtout dans le parc, Arcadia, situé pas loin du château et aménagé par Hélène Radziwill, on trouve des témoignages d’une passion de l’antique quasi folle, se traduisant notamment par le romantisme des ruines.

Les rêves de liberté de la jeune Pologne raccordés à un nouvel enthousiasme romantique, pas pour l’antique, mais pour le grand passé de la Pologne et qui se nourrisait de l’enthousiasme pour la tradition populaire dans la poésie, la musique et l’art paysan de la vieille Pologne, ces rêves ne se laissaient pas confiner dans les proportions classiques. Mais pour créer un monument nationalpopulaire de Poniatowski, la Pologne aurait dû avoir un artiste de la même envergure que Mickiewicz dans le domaine de la poésie et Chopin dans celui de la musique. La Pologne n’avait pas un tel artiste.

Thorvaldsen qui était Danois, cosmopolite et classique, ayant été chargé de créer un monument de Poniatowski, devait en faire une expression de sa conception artistique, marquée bien entendu, par le point de vue artistique de sa génération, mais qui lui permettait aux moments inspirés de créer des œuvres dépassant l’époque et le moment. Justement, à cause de son détâchement du temps et en vertu de la fusion des valeurs estétiques et éthiques le monument de Poniatowski devint pour les Polonais un symbole de la lutte pour la liberté.

Maintenant, le modèle de la statue de Poniatowski se trouvait à Varsovie prêt à être coulé, mais toutes les questions concernant le monument n’étaient pas encore résolues entre Thorvaldsen et le Comité. Malheureusement il n’y a aucune trace aux archives du Musée Thorvaldsen des deux dernières lettres importantes qu’échangèrent l’artiste et Grabowski en 1829. Nous ne les connaissons que par le livre de Luninski sur l’histoire du monument, où elles sont citées d’après les pièces des archives de la Société des Sciences et des Lettres de Cracovie.96 L’une est une missive datant du 31 août 1829 par laquelle le Comité accuse réception du modèle et exprime son enthousiasme pour l’œuvre grandiose qui avait ajoutée une feuille à la couronne de lauriers de Thorvaldsen. On se permit par la même occasion de proposer quelques petites modifications, car on souhaitait que la gaine de l’épée fût un peu baissée, et que l’aigle sur la poitrine fût plus conforme à celui des armes de Pologne.

En outre, il paraît de la lettre qu’il y avait encore incertitude quant à l’emplacement de la statue. Les frères Grégoire97 avaient été chargés du coulage qu’ils estimaient pouvoir finir dans le courant de trois années. Cependant, on voulait faire exécuter des gravures sur cuivre du monument au nombre de mille. On espérait pouvoir résoudre différentes petites questions lorsque Thorvaldsen arriva à Varsovie en personne. Il serait préférable qu’il vint deux fois: avant le coulage, et immédiatement avant l’érection du monument. Enfin, on demandait de nouveau des esquisses des reliefs «par égard aux autorités ».

Cette lettre a probablement croisé une autre de Thorvaldsen, datée de Rome le 1er août de la même année, contenant selon Luninski «plans, dimensions, manière de montage».98 Il ne pouvait pas envoyer les esquisses des reliefs avant que de nouveaux sujets lui fussent remis, car, il écrit: «il me semble qu’il faut changer les sujets mentionnés dans le contrat, car la situation actuelle et le climat politique sont loin des conditions sous lesquelles le monument fut commandé. Veuillez bien sousmettre mes considérations au Comité ainsi qu’il puisse trouver des scènes mieux appropriées au moment actuel et pouvant donc être réalisées. »

La demande de Thorvaldsen ne semble pas déraisonnable, si l’on prend en considération l’inconstance dont le Comité luimême avait fait preuve dans cette question.

Or, Luninski informe que le Comité pensait toujours aux scènes indiquées auparavant et avait demandé à ces fins des artistes comme Jan Piwarski,99 January Suchodolski et Jacob Sobolowski d’élaborer des esquisses qui pouvaient servir de gouverne à Thorvaldsen, mais nous n’avons aucune trace que de telles esquisses lui avaient été envoyées. Comme il ressort de la lettre de Thorvaldsen à Lrançois Pafzowski, citée cidessous, les reliefs ne furent non plus jamais réalisés.

Bien que Grabowski ait communiqué à Thorvaldsen dans sa lettre du 3 août 1829 que les frères Grégoire s’étaient chargés du coulage, le contrat ne semble avoir été conclu que le 19 février 1830,100 sans doute parce que l’un des frères était mort entre temps. Dans tous les cas, le contrat est conclu avec Claude François Grégoire et son fils Emile qui se chargeaient de livrer la statue de bronze au cours de trois années à partir de la date du contrat et pour des honoraires de 200.000 zloty avec déduction des frais de matériaux. Dans le courant de cette année et de la suivante le cavalier fut coulé, mais pendant la révolte (1830-31) qui éclata en novembre 1830 le travail fut interrompu, car ordre fut donné de transmettre les fours à l’arsenal pour servir au coulage des canons. Ce ne fut que deux mois après la conquête de Varsovie que le travail de la statue put être repris, et en février 1832 le coulage était fini. Le 7 août de la même année tout le monument était assemblé et dûment ciselé.

Au moment où la statue fut achevée, la question de l’emplacement devint actuelle. La famille Grégoire insistait dans le désir de délivrer la statue, mais pour des raisons d’ordre pratique l’érection était impossible, le socle n’étant pas encore prêt. Dans le carton, renfermant les dessins pour l’érection des œuvres de Thorvaldsen, il y a aussi un pli avec dessins de socles, mais aucun ne porte d’inscriptions qui le rapporte au monument de Poniatowski. Il paraît ainsi que Thorvaldsen n’a pas suivi les invitations réitérées du Comité de faire élaborer un plan du socle. Par contre, on trouve au Musée101 une belle esquisse d’aquarelle pour la face ou le côté opposé d’un socle destiné au monument, où est dessinée une plaque de bronze portant l’inscription «Grata Patria Josepho Poniatowski Anno . ...» (p. 49) il est indiqué que la guirlande de lauriers, encadrant la plaque, ainsi que l’encerclement de l’aigle polonais couronné au-dessus, sont dorés. La feuille n’est pas signée. On suppose qu’elle est faite par quelque architecte polonais, peut-être par Adam Idzkowski qui passa beaucoup d’années en Italie, et qui a signé une esquisse pour l’érection de la statue de Copernic à Rome en 1825.102 Dans tout les cas, Luninski raconte dans son article sur le monument103 qu’Idzkowski reçut l’ordre d’exécuter le socle de la statue équestre, mais il semble que ce n’était qu’après l’exposition de la statue à Varsovie. Luninski dit que Thorvaldsen n’aimait pas le dessin d’Idzkowski; peut-être, l’aquarelle est justement le projet envoyé.

L’ésquisse de socle d’Idzkowski n’ayant pas t rouvé grâce aux yeux de Thorvaldsen, on avait confié à l’architecte Adolf Schuch (1790-1880) de faire un nouveau dessin, mais l’affaire en était peut-être restée là. Le plus important c’était de prendre une attitude définitive quant à l’emplacement de la statue. Comme on se le rappelle, Alexandre 1er avait entièrement remis aux Polonais le choix de l’emplacement de la statue, mais ce monarque, en somme compréhensif, était mort en 1825. Son frère, le czar Nikolaj 1er qui lui succéda, n’avait pas la même sympathie pour le monument de Poniatowski. Pourtant, l’été 1829, lors de l’exposition du modèle à Varsovie et quand le Comité s’était adressé au czar en lui demandant le lieu de l’emplacement de la statue, il indiqua lui-même «la petite cour devant le palais du gouverneur royal».104

Après la révolte, vaincue de main ferme, la situation avait, cependant, toute à fait changé. Le Comité du monument de Poniatowski avait aussi été gravement touché par les événements émouvants. Le prince Adam Czartoryski avait dû s’expatrier à Paris, son château Pulawy ayant été conquis par les Russes, puis saisi. Sierakowski était mort. Du Comité primitif ne restait que Grabowski. Dominik Paszkowski, mandataire d’Anna Potocka-Wonzowicz, assumait les fonctions de secrétaire. Enfin, on hasardait de s’enquérir, si l’on pouvait compter que les promesses données par Alexandre 1er et Nikolaj 1er restaient toujours en vigueur.

La réponse fut donnée dans une missive du 16 juillet 1834,105 où l’on exprimait l’étonnement d’apprendre qu’il existait une statue en bronze du «Maréchal de France», le prince Poniatowski. D’ailleurs, vu le changement de la situation politique du royaume les promesses données auparavant étaient à considérer comme annulées.

Le sort du monument fut enfin scellé par Nikolaj Ier qui décréta par une résolution du 28 septembre 1834 que tous les travaux du monument devaient être arrêtés immédiatement. Puis on devait remettre une liste de l’avoir de Thorvaldsen, de la famille Grégoire et éventuellement d’autres personnes; en outre, toute souscription ultérieure devait être arrêtée, pourtant il fallait faire rentrer les 30.000 zloty que la comtesse Anna Potocka devait au Comité. En même temps il fut décidé que le monument avec le modèle seraient transportés à la forteresse Modlin, jusqu’à l’adaptation d’autres décisions.

Les choses en sont là, quand Thorvaldsen en 1835 fut averti par la maison de banque Torlonia que 4.000 scudi de Varsovie étaient versés à son compte. C’était le dernier versement qui revenait à Thorvaldsen après l’achèvement du coulage en bronze. Thorvaldsen apprit probablement par Torlonia que le nom du signataire était François Pafzowski; il adressa, en effet, à cette personne une lettre du 15 août 1835, communiquant qu’il ne voulut pas toucher le montant avant d’avoir reçu des renseignements ultérieurs sur le sort du monument. Si des obstacles se sont dressés à l’érection de la statue, il sera prêt à donner quelques autres de ses ouvrages en compensation des reliefs qu’il devait encore au Comité selon le contrat:

Monsieur,
Je viens d’être averti par M. Torlonia que de la part du Comité chargé d’éléver le monument du défunt Prince Joseph Poniatowski remise a été faite à leur banque de 4000 piastres à mon adresse en solde du prix convenu pour le monument. A forme du contrat signé par moi et le comité en Avril 1819 il me reste encore à faire les deux basreliefs, polir et donner la dernière main à la statue équestre après sa fonte; ainsi je n’ai pas touché l’argent que vous avez bien voulu me remettre sans que je le demandasse. Je desire auparavant connaitre le sort du monument pour accomplir mes devoirs, s’il sera placé, comme il devait l’être; que s’il y avait quelque empechêment à l’erection de ce monument, je vous prie, Mr., de vouloir bien signifier de ma part au comité, qu’avant de toucher à l’argent remis je veux suppléer au travail, qui selon le contrat me reste à faire, et aux bas-reliefs du piedestal par quelque autre de mes ouvrages qu’on voudra m’indiquer.
J’espère, Monsieur, que vous avez le bonté de me donner sur ce rapport quelque réponse et en attendant j’ai l’honneur de me soussigner.
Votre serviteurs très-humble
Albert Thorvaldsen
Rome le 15. Août 1835

Cette lettre, signée de la propre main de Thorvaldsen, se trouve en propriété privée à Copenhague,106 mais provient, incontestablement, des archives de lettres de Thorvaldsen. Thiele l’a aussi connue et en a inséré des parties dans son livre.107 Il se peut que ce soit une copie de la lettre originale, expédiée, sans doute, au déstinataire. Luninski,108 qui cite la lettre d’après Thiele, n’a évidemment pas trouvé l’original parmi les documents des archives en Pologne concernant le monument. Si la lettre a été réellement expédiée, elle est vraisemblablement entrée dans les papiers traitant le règlement de tous les créanciers suivant l’ordre impérial du 28 septembre 1834.109

Dans tous les cas, l’offre que renferme la lettre devait être considérée comme l’expression de la bonne volonté de Thorvaldsen dans cette affaire, bonne volonté dont Luninski semble avoir tendance à douter. Si on compare avec l’histoire des autres œuvres de Thorvaldsen, il n’y aura, en effet, rien d’étrange qu’une tâche aussi grande et difficile exigea son temps, d’autant plus qu’elle naquit sur un terrain très dramatique. Luninski surestime aussi tout à fait le respect et l’égard de Thorvaldsen pour le czar russe. Thorvaldsen traitait les grands de ce monde avec la même dignité naturelle que tous ses autres clients et les visiteurs de ses ateliers. On ne sent aucune obséquiosité chez cet homme qui était vraiment une âme libre. Au contraire, on peut dire que tous, quels qu’ils soient, devaient s’incliner devant l’hésitation de Thorvaldsen, dictée par des raisons artistiques. Ainsi Louis de Bavière dut attendre pendant des années son Adonis, et sa sœur, la duchesse de Leuchtenberg aussi longtemps le monument de son mari, dont l’histoire de la création était, si possible, encore plus compliquée que celle de Poniatowski, et le pauvre Thomas Hope attendit 25 ans durant son Jason; et dans tous les cas mentionnés il n’était pourtant pas question de »difficultés politiques».

Ce n’est pas la faute de Thorvaldsen que les reliefs ne furent pas réalisés. 11 a même offert de donner d’autres œuvres en compensation. Même si cette offre ne fut évidemment pas acceptée – peut-être lui a-t-on fait savoir que le Comité ne pouvait plus prendre de dispositions dans cette affaire – il pouvait, la conscience nette, toucher le dernier versement de 4.000 scudi qui lui revenait quand la statue serait coulée. D’ailleurs, le payement des reliefs n’était pas, comme il résulte du contrat, compris dans les 12.000 scudi qui seraient les honoraires de Thorvaldsen. Thorvaldsen fit alors inscrire que les reliefs seraient son apport à cette noble tâche (p. 73).

Nous ne pouvons dénoter aucune réponse à 1 a lettre de Thorvaldsen à Pafzowski, mais Luninski110 raconte en tous cas que Thorvaldsen confirme par quittance du 29 octobre 1835, adressé à Dominik Paszkowski, secrétaire du Comité, qu’il avait reçu les 4.000 scudi par Torlonia.

C’était le vainqueur de la Pologne, le prince Iwan Paskiewics qui donna l’ordre en qualité de gouverneur impérial de disjoindre la statue de Poniatowski et de le transporter dans dix caisses par la Vistule à Modlin en février 1836. Les caisses furent déposées dans les caves de cette forteresse et oubliées. Au commencement de 1840, les différentes parties de la statue de bronze furent mises au grand jour, quand de jeunes officiers de génie les trouvèrent en examinant les stocks. Croyant qu’il s’agissait d’une statue du dernier roi polonais Stanislaw Auguste, ils l’assemblèrent et la placèrent sur l’un des bastions en honneur du czar Nikolaj qui visita justement la forteresse la même année.

Pourtant, rien pouvait faire moins de plaisir au czar que la vue de cette statue. A peine eut-il jeté un coup d’œil sur elle qu’il fit entendre les paroles laconiques: «Brisez-la en mille morceaux!»

Alors arriva la chose surprenante que le prince Paskiewicz intercéda pour l’œuvre, c’est pourquoi le czar lui donna la statue sur-le-champ, en déclarant qu’il pouvait la transporter où bon lui semblait. Ce nouvel ordre supérieur fut ainsi le salut du monument de Poniatowski. Paskiewicz fit transporter la statue en Russie, où il la fit placer dans le parc de sa terre de Homel, gouvernement de Mohilew, entourée de canons pris aux Turcs en 1829.111

Encore du vivant de Thorvaldsen toutes sortes de bruits couraient sur le sort du monument, mais aucun ne donnait la juste explication. Ce n’est qu’en 1850 que fut publié dans le journal anglais «Atheneum»112 le vrai enchaînement des événements. Quand on a dit que la statue était «transformée en un Saint-Georges», cela ne paraît pas être vrai à en juger d’après les photographies de la statue à Homel. Autre chose, c’est que le héros, qui fait songer aux cavaliers antiques, peut être pris pour un Saint-Georges par les habitants de ces régions. En 1893, le fils du général, le prince Paskiewicz d’alors, envoya au Musée Thorvaldsen une grande photographie de la statue de Poniatowski telle qu’elle était dans le parc de Homel. En même temps il raconta que son père l’avait reçu du czar Nikolaj et que la statue avait été érigée en 1846.113

Le reste de l’histoire du monument de Poniatowski appartient à notre siècle. Après la première Grande Guerre et la guerre russopolonaise de courte durée la statue de Poniatowski fut rendue à la Pologne lors de la paix de Riga. Comme symbole de l’indépendance reconquise de la Pologne le monument pouvait enfin être érigée à Varsovie sur la place devant le palais de Saxe au cours du mois d’avril 1923 (p. 53). Le jour de la fête de la constitution de la Pologne, le 3 mai 1923, l’inauguration solennelle eut lieu devant une assistance de représentants du gouvernement, de l’église, de l’armée et de la diplomatie. Le maréchal Foch et, du Danemark, le président de l’administration du Musée Thorvaldsen le maire de Copenhague J. Jensen, le bourgmester Ernst Kaper, docteur ès lettres, et le directeur du Musée Th. Oppermann (p. 54-55) étaient spécialement invités. Après l’inauguration les trois invités danois déposèrent au pied du monument une grande couronne de lauriers avec rubans aux couleurs danoises, où on lisait «De la ville natale de Thorvaldsen».

Toutes les discussions sur la ressemblance du cavalier avec le prince Poniatowski, sur son costume et toute la composition de la statue étaient maintenant si loin que tout le monde pouvait s’unir dans la joie que ce monument si important pour la nation polonaise était enfin élevé à sa juste place. L’estimation générale du monument comme œuvre d’art fut donnée par le docteur Georges de Kieszkowski dans les paroles par lesquelles il termina son article sur la statue équestre dans la Revue de l’art ancien et moderne, Paris 1923:114

C’est évidemment le monument de Marc Aurèle qui a inspiré Thorvaldsen, mais son oeuvre n’est nullement une copie et doit être considérée somme un des chefs-d’œuvre de la statuaire de son époque et comme un des monuments les plus réussis dans toute l’œuvre de ce maître,

Lorsque la deuxième grande guerre éclata, le 1er septembre 1939, et les bombes pouvaient sur Varsovie, la statue de Poniatowski se trouva de nouveau dans la zone de danger. Pourtant, elle ne fut pas endommagée cette fois. On la voit intacte sur l’image de la première parade tenue par les Allemands le 5 octobre 1939 sur la place Pilsudski, après leur entrée à Varsovie (p. 59).115 Comme par un miracle la statue survécut aussi aux terribles explosions qui suivirent l’insurrection polonaise en août 1944 et qui démolirent entièrement la ville. En novembre 1944 encore, le correspondant de guerre danois, Henrik Ringsted, vit la statue se dresser audessus des ruines de la place Pilsudski,116 baptisée alors par les Allemands «Place d’Adolf Hitler». «C’est la seule statue à peu près indemne que j’ai vue à Varsovie – seulement le cheval du prince a été criblé de balles de mitrailleuse à trois endroits», écrivit Ringsted dans une cronique de «Politiken» le 16 novembre 1944.

Exactement, un mois plus tard, le 16 décembre 1944, le commandant allemand fit sauter le monument de Poniatowski, immédiatement avant que le troupes allemandes aient quitté Varsovie. Un sabot de cheval et une main furent trouvés par la suite pendant le déblayage.117 C’était tout ce qui restait de l’œuvre magnifique de Thorvaldsen.

Peu après la fin de la guerre en 1945, en Pologne et au Danemark s’exprima simultanément le désir de voir se relever le monument Poniatowski de Thorvaldsen. Une démarche du côté polonais auprès de la legation de Danemark à Varsovie fut suivie par la décision en commun par l’Était danois et la municipalité de Copenhague118 de faire don à Varsovie d’un exemplaire en bronze de la statue équestre. Au cours de l’intervalle de mai à décembre 1947 un plâtre119 fut pris sur le modèle original au Musée Thorvaldsen (p. 62), et au moyen de ce plâtre le fondeur en bronze Poul Lauritz Rasmussen exécuta du printemps 1948 à mai 1951 la nouvelle statue de bronze (p. 63) qui pourrait être expédiée en Pologne le 5 décembre 1951. Du côté polonais on avait souhaité de fournir le bronze pour la statue, mais quand les matériaux arrivèrent de Pologne en 1947, on ne les trouva pas appropriés au but, c’est pourquoi on les remplaça par d’autres matériaux renfermant l’alliage préféré dans ce pays.

Pour la troisième fois la statue de Poniatowski retourna à Varsovie. Le superbe arrière-plan qu’offraient à la statue avant la guerre le palais de Saxe avec sa colonnade et son parc (p. 9) n’existait plus. Maintenant, les Polonais ont choisi d’élever la statue dans le parc Lazienki qui encadre la belle résidence d’été du roi Stanislaw Auguste également détruite par les Allemands, mais qui réapparaît déjà reconstruite sous sa vieille forme. La statue est placée devant l’orangerie (p. 71), où avait été aménagé autrefois le théâtre de la cour de Stanislaw Auguste. Le lieu comporte des souvenirs de Poniatowski qui y venait enfant et jeune homme et qui habitait pendant nombre d’années le petit château de chasse dans la forêt.

La statue de Poniatowski fut montée, en janvier 1952, sur un socle haut de 5 mètres environ, dessiné par Zygmunt Stypinski, ingénieur-architecte, du bureau d’urbanisme de Varsovie. Le montage eut lieu en présence du fondeur de bronze Rasmussen et de ses collaborateurs qui se mirent, aussitôt après la pose, à river la tête du cavalier et son bras droit qui n’avaient pas pu être montés au Danemark en considération du transport dans le wagon de chemin de fer. Le 27 janvier 1952 la statue était érigée.

L’inauguration du monument de Poniatowski eut lieu le 23 février à midi. Le ministre de l’éducation nationale, Flemming Hvidberg, docteur ès lettres – qui était hôte de la Pologne ainsi que le haut bourgmestre de Copenhague H. P. Sørensen et le directeur du Musée Thorvaldsen Sigurd Schultz présenta juste avant l’inauguration au président du conseil municipal de Varsovie, Jerzy Albrecht, l’acte de donation, confirmant la remise de la statue. Outre les invités danois ont assisté à la cérémonie au parc Lazienki (p. 66-67) le ministre de l’éducation nationale Witold Jarosinski, le président Albrecht, le ministre de Pologne au Danemark Kelles-Krauz, docteur en médecine, le chargé d’affaires de Danemark Juel Jensen, le consul de Danemark à Danzig C. O. Thorbjørnsen et un certain nombre de hauts fonctionnaires polonais. Monsieur Hvidberg, ministre de l’éducation nationale, ouvrit la cérémonie par un discours en français exprimant la remise à la ville de Varsovie du nouvel exemplaire en bronze du monument Poniatowski de Thorvaldsen. Puis le président Albrecht répondit en polonais. Les deux discours, avec la traduction polonaise de celui du docteur Hvidberg, furent radiodiffusés au peuple polonais.

Ayant terminé son discours, le président Albrecht coupa le cordon qui maintenait le voile sur la statue, de sorte que les deux moitiés du voile tombèrent, chacune de son côté, en découvrant la statue aux applaudissements de l’assistance. Alors le haut bourgmestre H. P. Sørensen s’avança devant la statue et déposa au pied du socle une couronne de lauriers de la part de la municipalité de Copenhague. Le viceprésident de la ville de Varsovie suivait avec une couronne gigantesque composée de fleurs rouge-foncé.

D’un côté du socle on lit sur une plaque l’inscription suivante:

ODLEW TEN OFIAROWANY ZOSTAL WARSZAWIE PRZEZ KOPENHAGE, STOLICE DANII – OJCZYZNY THORVALDSEN A, TWORCY POMNIKA – W MIEJSCE ZNISZCZONEGO PRZEZ BARBARZYNCOW HITLERROWSKICH ORYGINALU

(Cette statue est un don à Varsovie de Copenhague, capitale du Danemark – la patrie de Thorvaldsen qui fut le créateur de ce monument – en remplacement de l’original détruit par les barbares de Hitler).

References

Commentaries

  1. Les chiffres en exposant du texte renvoient aux notes pp. 76-81, voir le scan.

Last updated 05.04.2018